- CHANGEMENTS DANS LE GLOBE
- CHANGEMENTS ARRIVÉS DANS LE GLOBE.Quand on a vu de ses yeux une montagne s'avancer dans une plaine, c'est-à-dire un immense rocher de cette montagne se détacher et couvrir des champs, un château tout entier enfoncé dans la terre, un fleuve englouti qui sort ensuite de son abîme, des marques indubitables qu'un vaste amas d'eau inondait autrefois un pays habité aujourd'hui, et cent vestiges d'autres révolutions, on est alors plus disposé à croire les grands changements qui ont altéré la face du monde, que ne l'est une dame de Paris qui sait seulement que la place où est bâtie sa maison était autrefois un champ labourable. Mais une dame de Naples, qui a vu sous terre les ruines d'Herculanum, est encore moins asservie au préjugé qui nous fait croire que tout a toujours été comme il est aujourd'hui.Y a-t-il eu un grand embrasement du temps d'un Phaéton ? rien n'est plus vraisemblable; mais ce ne fut ni l'ambition de Phaéton ni la colère de Jupiter foudroyant qui causèrent cette catastrophe; de même qu'en 1755 ce ne furent point les feux allumés si souvent dans Lisbonne par l'inquisition qui ont attiré la vengeance divine, qui ont allumé les feux souterrains, et qui ont détruit la moitié de la ville: car Méquinez, Tétuan, et des hordes considérables d'Arabes, furent encore plus maltraités que Lisbonne; et il n'y avait point d'inquisition dans ces contrées.L'île de Saint-Domingue, toute bouleversée depuis peu, n'avait pas déplu au grand être plus que l'île de Corse. Tout est soumis aux lois physiques éternelles.Le soufre, le bitume, le nitre, le fer, renfermés dans la terre, ont par leurs mélanges et par leurs explosions renversé mille cités, ouvert et fermé mille gouffres; et nous sommes menacés tous les jours de ces accidents attachés à la manière dont ce monde est fabriqué, comme nous sommes menacés dans plusieurs contrées des loups et des tigres affamés pendant l'hiver.Si le feu, que Démocrite croyait le principe de tout, a bouleversé une partie de la terre, le premier principe de Thalès, l'eau, a causé d'aussi grands changements.La moitié de l'Amérique est encore inondée par les anciens débordements du Maragnon, de Rio de la Plata, du fleuve Saint-Laurent, du Mississipi, et de toutes les rivières perpétuellement augmentées par les neiges éternelles des montagnes les plus hautes de la terre, qui traversent ce continent d'un bout à l'autre. Ces déluges accumulés ont produit presque partout de vastes marais. Les terres voisines sont devenues inhabitables; et la terre, que les mains des hommes auraient dû fertiliser, a produit des poisons.La même chose était arrivée à la Chine et à l'Égypte; il fallut une multitude de siècles pour creuser des canaux et pour dessécher les terres. Joignez à ces longs désastres les irruptions de la mer, les terrains qu'elle a envahis, et qu'elle a désertés, les îles qu'elle a détachées du continent, vous trouverez qu'elle a dévasté plus de quatre-vingt mille lieues carrées d'orient en occident, depuis le Japon jusqu'au mont Atlas.L'engloutissement de l'île Atlantide par l'Océan peut être regardé avec autant de raison comme un point d'histoire que comme une fable. Le peu de profondeur de la mer Atlantique jusqu'aux Canaries pourrait être une preuve de ce grand événement; et les îles Canaries pourraient bien être des restes de l'Atlantide.Platon prétend, dans son Timée, que les prêtres d'Égypte, chez lesquels il a voyagé, conservaient d'anciens registres qui faisaient foi de la destruction de cette île abîmée dans la mer. Cette catastrophe, dit Platon, arriva neuf mille ans avant lui. Personne ne croira cette chronologie sur la foi seule de Platon; mais aussi personne ne peut apporter contre elle aucune preuve physique, ni même aucun témoignage historique tiré des écrivains profanes.Pline, dans son livre III, dit que de tout temps les peuples des côtes espagnoles méridionales ont cru que la mer s'était fait un passage entre Calpé et Abila: " Indigenae columnas Herculis vocant, creduntque perfossas exclusa antea admisisse maria et rerum naturae mutasse faciem. "Un voyageur attentif peut se convaincre par ses yeux que les Cyclades, les Sporades, faisaient autrefois partie du continent de la Grèce, et surtout que la Sicile était jointe à l'Apulie. Les deux volcans de l'Etna et du Vésuve, qui ont les mêmes fondements sous la mer, le petit gouffre de Carybde, seul endroit profond de cette mer, la parfaite ressemblance des deux terrains, sont des témoignages non récusables: les déluges de Deucalion et d'Ogygès sont assez connus; et les fables inventées d'après cette vérité sont encore l'entretien de tout l'Occident.Les anciens ont fait mention de plusieurs autres déluges en Asie. Celui dont parle Bérose arriva, selon lui, en Chaldée environ quatre mille trois ou quatre cents ans avant notre ère vulgaire; et l'Asie fut inondée de fables au sujet de ce déluge, autant qu'elle le fut des débordements du Tigre et de l'Euphrate, et de tous les fleuves qui tombent dans le Pont-Euxin.Il est vrai que ces débordements ne peuvent couvrir les campagnes que de quelques pieds d'eau; mais la stérilité qu'ils apportent, la destruction des maisons et des ponts, la mort des bestiaux, sont des pertes qui demandent près d'un siècle pour être réparées. On sait ce qu'il en a coûté à la Hollande; elle a perdu plus de la moitié d'elle-même depuis l'an 1050. Il faut encore qu'elle combatte tous les jours contre la mer qui la menace; et elle n'a jamais employé tant de soldats pour résister à ses ennemis, qu'elle emploie de travailleurs à se défendre continuellement des assauts d'une mer toujours prête à l'engloutir.Le chemin par terre d'Égypte en Phénicie, en côtoyant le lac Sirbon, était autrefois très praticable; il ne l'est plus depuis très longtemps. Ce n'est plus qu'un sable mouvant abreuvé d'une eau croupissante. En un mot, une grande partie de la terre ne serait qu'un vaste marais empoisonné et habité par des monstres, sans le travail assidu de la race humaine.On ne parlera point ici du déluge universel de Noé. Il suffit de lire la sainte Écriture avec soumission. Le déluge de Noé est un miracle incompréhensible, opéré surnaturellement par la justice et la bonté d'une Providence ineffable, qui voulait détruire tout le genre humain coupable, et former un nouveau genre humain innocent. Si la race humaine nouvelle fut plus méchante que la première, et si elle devint plus criminelle de siècle en siècle, et de réforme en réforme; c'est encore un effet de cette Providence dont il est impossible de sonder les profondeurs, et dont nous adorons comme nous le devons les inconcevables mystères, transmis aux peuples d'Occident, depuis quelques siècles, par la traduction latine des Septante. Nous n'entrons jamais dans ces sanctuaires redoutables; nous n'examinons dans nos Questions que la simple nature.
Dictionnaire philosophique de Voltaire. 2014.