- CHRONOLOGIE
- On dispute depuis longtemps sur l'ancienne chronologie, mais y en a-t-il une ?Il faudrait que chaque peuplade considérable eût possédé et conservé des registres authentiques bien attestés. Mais combien peu de peuplades savaient écrire ! et dans le petit nombre d'hommes qui cultivèrent cet art si rare, s'en est-il trouvé qui prissent la peine de marquer deux dates avec exactitude ?Nous avons, à la vérité, dans des temps très récents, les observations célestes des Chinois et des Chaldéens. Elles ne remontent qu'environ deux mille ans plus ou moins avant notre ère vulgaire. Mais quand les premières annales se bornent à nous instruire qu'il y eut une éclipse sous un tel prince, c'est nous apprendre que ce prince existait, et non pas ce qu'il a fait.De plus, les Chinois comptent l'année de la mort d'un empereur tout entière, fût-il mort le premier jour de l'an; et son successeur date l'année suivante du nom de son prédécesseur. On ne peut montrer plus de respect pour ses ancêtres; mais on ne peut supputer le temps d'une manière plus fautive en comparaison de nos nations modernes.Ajoutez que les Chinois ne commencent leur cycle sexagénaire, dans lequel ils ont mis de l'ordre, qu'à l'empereur Iao, deux mille trois cent cinquante-sept ans avant notre ère vulgaire. Tout le temps qui précède cette époque est d'une obscurité profonde.Les hommes se sont toujours contentés de l'à-peuprès en tout genre. Par exemple, avant les horloges on ne savait qu'à peu près les heures du jour et de la nuit. Si on bâtissait, les pierres n'étaient qu'à peu près taillées, les bois à peu près équarris, les membres des statues à peu près dégrossis: on ne connaissait qu'à peu près ses plus proches voisins; et malgré la perfection où nous avons tout porté, c'est ainsi qu'on en use encore dans la plus grande partie de la terre.Ne nous étonnons donc pas s'il n'y a nulle part de vraie chronologie ancienne. Ce que nous avons des Chinois est beaucoup, si vous le comparez aux autres nations.Nous n'avons rien des Indiens ni des Perses, presque rien des anciens Égyptiens. Tous nos systèmes inventés sur l'histoire de ces peuples se contredisent autant que nos systèmes métaphysiques.Les olympiades des Grecs ne commencent que sept cent vingt-huit ans avant notre manière de compter. On voit seulement vers ce temps-là quelques flambeaux dans la nuit, comme l'ère de Nabonassar, la guerre de Lacédémone et de Messène; encore dispute-t-on sur ces époques.Tite Live n'a garde de dire en quelle année Romulus commença son prétendu règne. Les Romains, qui savaient combien cette époque est incertaine, se seraient moqués de lui s'il eût voulu la fixer.Il est prouvé que les deux cent quarante ans qu'on attribue aux sept premiers rois de Rome sont le calcul le plus faux.Les quatre premiers siècles de Rome sont absolument dénués de chronologie.Si quatre siècles de l'empire le plus mémorable de la terre ne forment qu'un amas indigeste d'événements mêlés de fables, sans presque aucune date, que sera-ce de petites nations resserrées dans un coin de terre, qui n'ont jamais fait aucune figure dans le monde, malgré tous leurs efforts pour remplacer en charlataneries et en prodiges ce qui leur manquait en puissance et en culture des arts ?DE LA VANITÉ DES SYSTÈMES, SURTOUT EN CHRONOLOGIE.M. l'abbé de Condillac rendit un très grand service à l'esprit humain, quand il fit voir le faux de tous les systèmes. Si on peut espérer de rencontrer un jour un chemin vers la vérité, ce n'est qu'après avoir bien reconnu tous ceux qui mènent à l'erreur. C'est du moins une consolation d'être tranquille, de ne plus chercher, quand on voit que tant de savants ont cherché en vain.La chronologie est un amas de vessies remplies de vent. Tous ceux qui ont cru y marcher sur un terrain solide sont tombés. Nous avons aujourd'hui quatre-vingts systèmes, dont il n'y en a pas un de vrai.Les Babyloniens disaient: Nous comptons quatre cent soixante et treize mille années d'observations célestes. Vient un Parisien qui leur dit: Votre compte est juste; vos années étaient d'un jour solaire; elles reviennent à douze cent quatre-vingt-dix-sept des nôtres, depuis Atlas, roi d'Afrique, grand astronome, jusqu'à l'arrivée d'Alexandre à Babylone.Mais jamais, quoi qu'en dise notre Parisien, aucun peuple n'a pris un jour pour un an; et le peuple de Babylone encore moins que personne. Il fallait seulement que ce nouveau venu de Paris dît aux Chaldéens: Vous êtes des exagérateurs, et nos ancêtres des ignorants; les nations sont sujettes à trop de révolutions pour conserver des quatre mille sept cent trente-six siècles de calculs astronomiques. Et quant au roi des Maures Atlas, personne ne sait en quel temps il a vécu. Pythagore avait autant de raison de prétendre avoir été coq, que vous de vous vanter de tant d'observations.Le grand ridicule de toutes ces chronologies fantastiques, est d'arranger toutes les époques de la vie d'un homme, sans savoir si cet homme a existé.Lenglet répète après quelques autres, dans sa Compilation chronologique de l'histoire universelle, que précisément dans le temps d'Abraham, six ans après la mort de Sara, très peu connue des Grecs, Jupiter, âgé de soixante et deux ans, commença à régner en Thessalie; que son règne fut de soixante ans; qu'il épousa sa soeur Junon; qu'il fut obligé de céder les côtes maritimes à son frère Neptune; que les Titans lui firent la guerre. Mais y a-t-il eu un Jupiter ? C'était par là qu'il fallait commencer.
Dictionnaire philosophique de Voltaire. 2014.