CLIMAT

CLIMAT
    " Hic segetes, illic veniunt felicius uvae:
    Arborei foetus alibi atque injussa virescunt
    Gramina. Nonne vides, croceos ut Tmolus odores,
    India mittit ebur, molles sua thura Sabaei ?
    At Chalybes nudi ferrum, virosaque Pontus
    Castorea, Eliadum palmas Epirus equarum ? "
    Georg., I, 54 et seq.
    Il faut ici se servir de la traduction de M. l'abbé Delille, dont l'élégance en tant d'endroits est égale au mérite de la difficulté surmontée.
    Ici sont des vergers qu'enrichit la culture,
    Là règne un vert gazon qu'entretient la nature
    Le Tmole est parfumé d'un safran précieux
    Dans les champs de Saba l'encens croît pour les dieux
    L'Euxin voit le castor se jouer dans ses ondes
    Le Pont s'enorgueillit de ses mines profondes
    L'Inde produit l'ivoire; et dans ses champs guerriers
    L'Épire pour l'Élide exerce ses coursiers.
    Il est certain que le sol et l'atmosphère signalent leur empire sur toutes les productions de la nature, à commencer par l'homme, et à finir par les champignons.
    Dans le grand siècle de Louis XIV, l'ingénieux Fontenelle a dit:
    " On pourrait croire que la zone torride et les deux glaciales ne sont pas fort propres pour les sciences. Jusqu'à présent elles n'ont point passé l'Égypte et la Mauritanie d'un côté, et de l'autre la Suède. Peut-être n'a-ce pas été par hasard qu'elles se sont tenues entre le mont Atlas et la mer Baltique. On ne sait si ce ne sont point là les bornes que la nature leur a posées, et si l'on peut espérer de voir jamais de grands auteurs lapons ou nègres. "
    Chardin, l'un de ces voyageurs qui raisonnent et qui approfondissent, va encore plus loin que Fontenelle en parlant de la Perse. " La température des climats chauds, dit-il, énerve l'esprit comme le corps, et dissipe ce feu nécessaire à l'imagination pour l'invention. On n'est pas capable dans ces climats-là de longues veilles, et de cette forte application qui enfante les ouvrages des arts libéraux et des arts mécaniques, etc. "
    Chardin ne songeait pas que Sadi et Lokman étaient persans. Il ne faisait pas attention qu'Archimède était de Sicile, où la chaleur est plus grande que dans les trois quarts de la Perse. Il oubliait que Pythagore apprit autrefois la géométrie chez les brachmanes.
    L'abbé Dubos soutint et développa autant qu'il le put ce sentiment de Chardin.
    Cent cinquante ans avant eux, Bodin en avait fait la base de son système, dans sa République et dans sa Méthode de l'histoire; il dit que l'influence du climat est le principe du gouvernement des peuples et de leur religion.
    Diodore de Sicile fut de ce sentiment longtemps avant Bodin.
    L'auteur de l'Esprit des lois , sans citer personne, poussa cette idée encore plus loin que Dubos, Chardin et Bodin. Une certaine partie de la nation l'en crut l'inventeur, et lui en fit un crime. C'est ainsi que cette partie de la nation est faite. Il y a partout des gens qui ont plus d'enthousiasme que d'esprit.
    On pourrait demander à ceux qui soutiennent que l'atmosphère fait tout, pourquoi l'empereur Julien dit dans son Misopogon que ce qui lui plaisait dans les Parisiens c'était la gravité de leurs caractères et la sévérité de leurs moeurs; et pourquoi ces Parisiens, sans que le climat ait changé, sont aujourd'hui des enfants badins à qui le gouvernement donne le fouet en riant, et qui eux-mêmes rient le moment d'après, en chansonnant leurs précepteurs ?
    Pourquoi les Égyptiens, qu'on nous peint encore plus graves que les Parisiens, sont aujourd'hui le peuple le plus mou, le plus frivole, et le plus lâche, après avoir, dit-on, conquis autrefois toute la terre pour leur plaisir, sous un roi nommé Sésostris ?
    Pourquoi, dans Athènes, n'y a-t-il plus d'Anacréon, ni d'Aristote, ni de Zeuxis ?
    D'où vient que Rome a pour ses Cicéron, ses Caton, et ses Tite-Live, des citoyens qui n'osent parler, et une populace de gueux abrutis, dont le suprême bonheur est d'avoir quelquefois de l'huile à bon marché, et de voir défiler des processions ?
    Cicéron plaisante beaucoup sur les Anglais dans ses lettres. Il prie Quintus, son frère, lieutenant de César, de lui mander s'il a trouvé de grands philosophes parmi eux dans l'expédition d'Angleterre. Il ne se doutait pas qu'un jour ce pays pût produire des mathématiciens qu'il n'aurait jamais pu entendre. Cependant le climat n'a point changé; et le ciel de Londres est tout aussi nébuleux qu'il l'était alors.
    Tout change dans les corps et dans les esprits avec le temps. Peut-être un jour les Américains viendront enseigner les arts aux peuples de l'Europe.
    Le climat a quelque puissance, le gouvernement cent fois plus; la religion jointe au gouvernement encore davantage.
INFLUENCE DU CLIMAT.
    Le climat influe sur la religion en fait de cérémonies et d'usages. Un législateur n'aura pas eu de peine à faire baigner des Indiens dans le Gange à certains temps de la lune; c'est un grand plaisir pour eux. On l'aurait lapidé s'il eût proposé le même bain aux peuples qui habitent les bords de la Duina, vers Archangel. Défendez le porc à un Arabe, qui aurait la lèpre s'il mangeait de cette chair très mauvaise et très dégoûtante dans son pays, il vous obéira avec joie. Faites la même défense à un Vestphalien, il sera tenté de vous battre.
    L'abstinence du vin est un bon précepte de religion dans l'Arabie, où les eaux d'orange, de citron, de limon, sont nécessaires à la santé. Mahomet n'aurait pas peut-être défendu le vin en Suisse, surtout avant d'aller au combat.
    Il y a des usages de pure fantaisie. Pourquoi les prêtres d'Égypte imaginèrent-ils la circoncision ? ce n'est pas pour la santé. Cambyse qui les traita comme ils le méritaient, eux et leur boeuf Apis, les courtisans de Cambyse, les soldats de Cambyse, n'avaient point fait rogner leurs prépuces, et se portaient fort bien. La raison du climat ne fait rien aux parties génitales d'un prêtre. On offrait son prépuce à Isis, probablement comme on présenta partout les prémices des fruits de la terre. C'était offrir les prémices du fruit de la vie.
    Les religions ont toujours roulé sur deux pivots; observance et croyance: l'observance tient en grande partie au climat; la croyance n'en dépend point. On fera tout aussi bien recevoir un dogme sous l'équateur et sous le cercle polaire. Il sera ensuite également rejeté à Batavia et aux Orcades, tandis qu'il sera soutenu unguibus et rostro à Salamanque. Cela ne dépend point du sol et de l'atmosphère, mais uniquement de l'opinion, cette reine inconstante du monde.
    Certaines libations de vin seront de précepte dans un pays de vignoble; et il ne tombera point dans l'esprit d'un législateur d'instituer en Norvége des mystères sacrés qui ne pourraient s'opérer sans vin.
    Il sera expressément ordonné de brûler de l'encens dans le parvis d'un temple où l'on égorge des bêtes à l'honneur de la Divinité, et pour le souper des prêtres. Cette boucherie appelée temple serait un lieu d'infection abominable, si on ne le purifiait pas continuellement: et sans le secours des aromates, la religion des anciens aurait apporté la peste. On ornait même l'intérieur des temples de festons de fleurs pour rendre l'air plus doux.
    On ne sacrifiera point de vache dans le pays brûlant de la presqu'île des Indes, parce que cet animal, qui nous fournit un lait nécessaire, est très rare dans une campagne aride, que sa chair y est sèche, coriace, très peu nourrissante, et que les brachmanes feraient très mauvaise chère. Au contraire, la vache deviendra sacrée, attendu sa rareté et son utilité.
    On n'entrera que pieds nus dans le temple de Jupiter-Ammon, où la chaleur est excessive: il faudra être bien chaussé pour faire ses dévotions à Copenhague.
    Il n'en est pas ainsi du dogme. On a cru au polythéisme dans tous les climats; et il est aussi aisé à un Tartare de Crimée qu'à un habitant de la Mecque de reconnaître un Dieu unique, incommunicable, nonengendré, et non-engendreur. C'est par le dogme encore plus que par les rites qu'une religion s'étend d'un climat à un autre. Le dogme de l'unité de Dieu passa bientôt de Médine au mont Caucase; alors le climat cède à l'opinion.
    Les Arabes dirent aux Turcs: " Nous nous fesions circoncire en Arabie sans savoir trop pourquoi; c'était une ancienne mode des prêtres d'Égypte d'offrir à Oshireth ou Osiris une petite partie de ce qu'ils avaient de plus précieux. Nous avions adopté cette coutume trois mille ans avant d'être mahométans. Vous serez circoncis comme nous; vous serez obligés comme nous de coucher avec une de vos femmes tous les vendredis, et de donner par an deux et demi pour cent de votre revenu aux pauvres. Nous ne buvons que de l'eau et du sorbet; toute liqueur enivrante nous est défendue; elles sont pernicieuses en Arabie. Vous embrasserez ce régime, quoique vous aimiez le vin passionnément, et que même il vous soit souvent nécessaire sur les bords du Phase et de l'Araxe. Enfin, si vous voulez aller au ciel, et y être bien placés, vous prendrez le chemin de la Mecque. "
    Les habitants du nord du Caucase se soumettent à ces lois, et embrassent dans toute son étendue une religion qui n'était pas faite pour eux.
    En Égypte, le culte emblématique des animaux succéda aux dogmes de Thaut. Les dieux des Romains partagèrent ensuite l'Égypte avec les chiens, les chats et les crocodiles. A la religion romaine succéda le christianisme; il fut entièrement chassé par le mahométisme, qui cédera peut-être la place à une religion nouvelle.
    Dans toutes ces vicissitudes le climat n'est entré pour rien: le gouvernement a tout fait. Nous ne considérons ici que les causes secondes, sans lever des yeux profanes vers la Providence qui les dirige. La religion chrétienne, née dans la Syrie, ayant reçu ses principaux accroissements dans Alexandrie, habite aujourd'hui les pays où Teutate, Irminsul, Frida, Odin, étaient adorés.
    Il y a des peuples dont ni le climat ni le gouvernement n'ont fait la religion. Quelle cause a détaché le nord de l'Allemagne, le Danemarck, les trois quarts de la Suisse, la Hollande, l'Angleterre, l'Écosse, l'Irlande, de la communion romaine ?.... la pauvreté. On vendait trop cher les indulgences et la délivrance du purgatoire à des âmes dont les corps avaient alors très peu d'argent. Les prélats, les moines, engloutissaient tout le revenu d'une province. On prit une religion à meilleur marché. Enfin, après vingt guerres civiles, on a cru que la religion du pape était fort bonne pour les grands seigneurs, et la réformée pour les citoyens. Le temps fera voir qui doit l'emporter vers la mer Égée et le Pont-Euxin, de la religion grecque, ou de la religion turque.

Dictionnaire philosophique de Voltaire. 2014.

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