DIODORE DE SICILE

DIODORE DE SICILE
DE DIODORE DE SICILE, ET D'HÉRODOTE.
    Il est juste de commencer par Hérodote, comme le plus ancien.
    Quand Henri Estienne intitula sa comique rapsodie, Apologie d'Hérodote, on sait assez que son dessein n'était pas de justifier les contes de ce père de l'histoire; il ne voulait que se moquer de nous, et faire voir que les turpitudes de son temps étaient pires que celles des Égyptiens et des Perses. Il usa de la liberté que se donnait tout protestant contre ceux de l'Église catholique, apostolique, et romaine. Il leur reproche aigrement leurs débauches, leur avarice, leurs crimes expiés à prix d'argent, leurs indulgences publiquement vendues dans les cabarets, les fausses reliques supposées par leurs moines; il les appelle idolâtres. Il ose dire que si les Égyptiens adoraient, à ce qu'on dit, des chats et des ognons, les catholiques adoraient des os de morts. Il ose les appeler, dans son discours préliminaire, théophages, et même théokèses. Nous avons quatorze éditions de ce livre; car nous aimons les injures qu'on nous dit en commun, autant que nous regimbons contre celles qui s'adressent à nos personnes en notre propre et privé nom.
    Henri Estienne ne se servit donc d'Hérodote que pour nous rendre exécrables et ridicules. Nous avons un dessein tout contraire; nous prétendons montrer que les histoires modernes de nos bons auteurs, depuis Guichardin, sont en général aussi sages, aussi vraies que celles de Diodore et d'Hérodote sont folles et fabuleuses.
    1° Que veut dire le père de l'histoire, dès le commencement de son ouvrage ? " Les historiens perses rapportent que les Phéniciens furent les auteurs de toutes les guerres. De la mer Rouge ils entrèrent dans la nôtre, etc. " Il semblerait que les Phéniciens se fussent embarqués au golfe de Suez; qu'arrivés au détroit de Babel-Mandel, ils eussent côtoyé l'Éthiopie, passé la ligne, doublé le cap des Tempêtes, appelé depuis le cap de Bonne-Espérance, remonté au loin entre l'Afrique et l'Amérique, qui est le seul chemin, repassé la ligne, entré de l'Océan dans la Méditerranée par les colonnes d'Hercule; ce qui aurait été un voyage de plus de quatre mille de nos grandes lieues marines, dans un temps où la navigation était dans son enfance.
    2° La première chose que font les Phéniciens, c'est d'aller vers Argos enlever la fille du roi Inachus, après quoi les Grecs à leur tour vont enlever Europe, fille du roi de Tyr.
    3° Immédiatement après, vient Candaule, roi de Lydie, qui rencontrant un de ses soldats aux gardes, nommé Gygès, lui dit: Il faut que je te montre ma femme toute nue; il n'y manque pas. La reine l'ayant su, dit au soldat, comme de raison: Il faut que tu meures, ou que tu assassines mon mari, et que tu règnes avec moi; ce qui fut fait sans difficulté.
    4° Suit l'histoire d'Orion, porté par un marsouin sur la mer, du fond de la Calabre jusqu'au cap de Matapan, ce qui fait un voyage assez extraordinaire d'environ cent lieues.
    5° De conte en conte (et qui n'aime pas les contes ?) on arrive à l'oracle infaillible de Delphes, qui tantôt devine que Crésus fait cuire un quartier d'agneau et une tortue dans une tourtière de cuivre, et tantôt lui prédit qu'il sera détrôné par un mulet.
    6° Parmi les inconcevables fadaises dont toute l'histoire ancienne regorge, en est-il beaucoup qui approchent de la famine qui tourmenta pendant vingt-huit ans les Lydiens ? Ce peuple qu'Hérodote nous peint plus riche en or que les Péruviens, au lieu d'acheter des vivres chez l'étranger, ne trouva d'autre secret que celui de jouer aux dames, de deux jours l'un sans manger, pendant vingt-huit années de suite.
    7° Connaissez-vous rien de plus merveilleux que l'histoire de Cyrus ? Son grand-père, le Mède Astyage, qui, comme vous voyez, avait un nom grec, rêve une fois que sa fille Mandane (autre nom grec) inonde toute l'Asie en pissant; une autre fois, que de sa matrice il sort une vigne dont toute l'Asie mange les raisins. Et là-dessus, le bonhomme Astyage ordonne à un Harpage, autre Grec, de faire tuer son petit-fils Cyrus; car il n'y a certainement point de grand-père qui n'égorge toute sa race après de tels rêves. Harpage n'obéit point. Le bon Astyage, qui était prudent et juste, fait mettre en capilotade le fils d'Harpage, et le fait manger à son père, selon l'usage des anciens héros.
    8° Hérodote, non moins bon naturaliste qu'historien exact, ne manque pas de vous dire que la terre à froment, devers Babylone, rapporte trois cents pour un. Je connais un petit pays qui rapporte trois pour un. J'ai envie d'aller me transporter dans le Diarbeck quand les Turcs en seront chassés par Catherine II, qui a de très beaux blés aussi, mais non pas trois cents pour un.
    9° Ce qui m'a toujours semblé très honnête et très édifiant chez Hérodote, c'est la belle coutume religieuse établie dans Babylone, et dont nous avons parlé, que toutes les femmes mariées allassent se prostituer dans le temple de Milita, pour de l'argent, au premier étranger qui se présentait. On comptait deux millions d'habitants dans cette ville: il devait y avoir de la presse aux dévotions. Cette loi est surtout très vraisemblable chez les Orientaux, qui ont toujours renfermé les dames, et qui plus de dix siècles avant Hérodote imaginèrent de faire des eunuques qui leur répondissent de la chasteté de leurs femmes. Je m'arrête; si quelqu'un veut suivre l'ordre de ces numéros, il sera bientôt à cent.
    Tout ce que dit Diodore de Sicile, sept siècles après Hérodote, est de la même force dans tout ce qui regarde les antiquités et la physique. L'abbé Terrasson nous disait: Je traduis le texte de Diodore dans toute sa turpitude. Il nous en lisait quelquefois des morceaux chez M. de La Faye; et quand on riait, il disait: Vous verrez bien autre chose. Il était tout le contraire de Dacier.
    Le plus beau morceau de Diodore est la charmante description de l'île Panchaïe, Panchaïca tellus, célébrée par Virgile. Ce sont des allées d'arbres odoriférants, à perte de vue; de la myrrhe et de l'encens pour en fournir au monde entier sans s'épuiser; des fontaines qui forment une infinité de canaux bordés de fleurs; des oiseaux ailleurs inconnus, qui chantent sous d'éternels ombrages; un temple de marbre de quatre mille pieds de longueur, orné de colonnes et de statues colossales, etc., etc.
    Cela fait souvenir du duc de La Ferté, qui, pour flatter le goût de l'abbé Servien, lui disait un jour: Ah ! si vous aviez vu mon fils, qui est mort à l'âge de quinze ans ! quels yeux ! quelle fraîcheur de teint ! quelle taille admirable ! l'Antinoüs du Belvédère n'était auprès de lui qu'un magot de la Chine; et puis quelle douceur de moeurs ! faut-il que ce qu'il y a jamais eu de plus beau m'ait été enlevé ! L'abbé Servien s'attendrit; le duc de La Ferté, s'échauffant par ses propres paroles, s'attendrit aussi: tous deux enfin se mirent à pleurer; après quoi il avoua qu'il n'avait jamais eu de fils.
    Un certain abbé Bazin avait relevé avec sa discrétion ordinaire un autre conte de Diodore. C'était à propos du roi d'Égypte Sésostris, qui, probablement, n'a pas plus existé que l'île Panchaïe. Le père de Sésostris, qu'on ne nomme point, imagina, le jour que son fils naquit, de lui faire conquérir toute la terre dès qu'il serait majeur. C'est un beau projet. Pour cet effet, il fit élever auprès de lui tous les garçons qui étaient nés le même jour en Égypte; et pour en faire des conquérants, on ne leur donnait à déjeuner qu'après leur avoir fait courir cent quatre-vingts stades, qui font environ huit de nos grandes lieues.
    Quand Sésostris fut majeur, il partit avec ses coureurs pour aller conquérir le monde. Ils étaient encore au nombre de dix-sept cents, et probablement la moitié était morte, selon le train ordinaire de la nature, et surtout de la nature de l'Égypte, qui de tout temps fut désolée par une peste destructive, au moins une fois en dix ans.
    Il fallait donc qu'il fût né trois mille quatre cents garçons en Égypte le même jour que Sésostris; et comme la nature produit presque autant de filles que de garçons, il naquit ce jour-là environ six mille personnes au moins. Mais on accouche tous les jours; et six mille naissances par jour produisent au bout de l'année deux millions cent quatre-vingt-dix mille enfants. Si vous les multipliez par trente-quatre, selon la règle de Kerseboum, vous aurez en Égypte plus de soixante et quatorze millions d'habitants, dans un pays qui n'est pas si grand que l'Espagne ou que la France.
    Tout cela parut énorme à l'abbé Bazin, qui avait un peu vu le monde, et qui savait comme il va.
    Mais un Larcher, qui n'était jamais sorti du collége Mazarin, prit violemment le parti de Sésostris et de ses coureurs. Il prétendit qu'Hérodote, en parlant aux Grecs, ne comptait point par stades de la Grèce, et que les héros de Sésostris ne couraient que quatre grandes lieues pour avoir à déjeuner. Il accabla ce pauvre abbé Bazin d'injures, telles que jamais savant en us, ou en es, n'en avait pas encore dit. Il ne s'en tint pas même aux dix-sept cents petits garçons; il alla jusqu'à prouver, par les prophètes, que les femmes, les filles, les nièces des rois de Babylone, toutes les femmes des satrapes et des mages, allaient par dévotion coucher dans les allées du temple de Babylone pour de l'argent, avec tous les chameliers et tous les muletiers de l'Asie. Il traita de mauvais chrétien, de damné et d'ennemi de l'État, quiconque osait défendre l'honneur des dames de Babylone.
    Il prit aussi le parti des boucs qui avaient communément les faveurs des jeunes Égyptiennes. Sa grande raison, disait-il, c'est qu'il était allié par les femmes à un parent de l'évêque de Meaux, Bossuet, auteur d'un discours éloquent sur l'Histoire non universelle; mais ce n'est pas là une raison péremptoire.
    Gardez-vous des contes bleus en tout genre.
    Diodore de Sicile fut le plus grand compilateur de ces contes. Ce Sicilien n'avait pas un esprit de la trempe de son compatriote Archimède, qui chercha et trouva tant de vérités mathématiques.
    Diodore examine sérieusement l'histoire des Amazones et de leur reine Myrine; l'histoire des Gorgones qui combattirent contre les Amazones; celle des Titans, celle de tous les dieux. Il approfondit l'histoire de Priape et d'Hermaphrodite. On ne peut donner plus de détails sur Hercule: ce héros parcourt tout l'hémisphère, tantôt à pied et tout seul comme un pélerin, tantôt comme un général à la tête d'une grande armée. Tous ses travaux y sont fidèlement discutés; mais ce n'est rien en comparaison de l'histoire des dieux de Crète.
    Diodore justifie Jupiter du reproche que d'autres graves historiens lui ont fait d'avoir détrôné et mutilé son père. On voit comment ce Jupiter alla combattre des géants, les uns dans son île, les autres en Phrygie, et ensuite en Macédoine et en Italie.
    Aucun des enfants qu'il eut de sa soeur Junon et de ses favorites n'est omis.
    On voit ensuite comment il devint dieu, et dieu suprême.
    C'est ainsi que toutes les histoires anciennes ont été écrites. Ce qu'il y a de plus fort, c'est qu'elles étaient sacrées; et en effet, si elles n'avaient pas été sacrées, elles n'auraient jamais été lues.
    Il n'est pas mal d'observer que, quoiqu'elles fussent sacrées, elles étaient toutes différentes; et de province en province, d'île en île, chacune avait une histoire des dieux, des demi-dieux et des héros, contradictoire avec celle de ses voisins; mais aussi ce qu'il faut bien observer, c'est que les peuples ne se battirent jamais pour cette mythologie.
    L'histoire honnête de Thucydide, et qui a quelques lueurs de vérité, commence à Xerxès; mais avant cette époque, que de temps perdu !

Dictionnaire philosophique de Voltaire. 2014.

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