- ÉVÊQUE
- Samuel Ornik, natif de Bâle, était, comme on sait, un jeune homme très aimable, qui d'ailleurs savait par coeur son Nouveau Testament en grec et en allemand. Ses parents le firent voyager à l'âge de vingt ans. On le chargea de porter des livres au coadjuteur de Paris, du temps de la Fronde. Il arrive à la porte de l'archevêché; le suisse lui dit que monseigneur ne voit personne. Camarade, lui dit Ornik, vous êtes rude à vos compatriotes; les apôtres laissèrent approcher tout le monde, et Jésus-Christ voulait qu'on laissât venir à lui tous les petits enfants. Je n'ai rien à demander à votre maître; au contraire, je viens lui apporter. Entrez donc, lui dit le suisse.Il attend une heure dans une première antichambre. Comme il était fort naïf, il attaque de conversation un domestique, qui aimait fort à dire tout ce qu'il savait de son maître. Il faut qu'il soit puissamment riche, dit Ornik, pour avoir cette foule de pages et d'estafiers que je vois courir dans la maison. Je ne sais pas ce qu'il a de revenu, répond l'autre; mais j'entends dire à Joly et à l'abbé Charier qu'il a déjà deux millions de dettes. Il faudra, dit Ornik, qu'il envoie fouiller dans la gueule d'un poisson pour payer son corban. Mais quelle est cette dame qui sort d'un cabinet, et qui passe ? - C'est madame de Pomereu, l'une de ses maîtresses. - Elle est vraiment fort jolie; mais je n'ai point lu que les apôtres eussent une telle compagnie dans leur chambre à coucher les matins. Ah ! voilà, je crois, monsieur qui va donner audience. - Dites, sa grandeur, monseigneur. - Hélas ! très volontiers. Ornik salue sa grandeur, lui présente ses livres, et en est reçu avec un sourire très gracieux. On lui dit quatre mots, et on monte en carrosse, escorté de cinquante cavaliers. En montant, monseigneur laisse tomber une gaîne. Ornik est tout étonné que monseigneur porte une si grande écritoire dans sa poche. - Ne voyez-vous pas que c'est son poignard ? lui dit le causeur. Tout le monde porte régulièrement son poignard quand on va au parlement. - Voilà une plaisante manière d'officier, dit Ornik; et il s'en va fort étonné.Il parcourt la France, et s'édifie de ville en ville; de là il passe en Italie. Quand il est sur les terres du pape, il rencontre un de ces évêques à mille écus de rente, qui allait à pied. Ornik était très honnête; il lui offre une place dans sa cambiature. Vous allez, sans doute, monseigneur, consoler quelque malade ? - Monsieur, j'allais chez mon maître. - Votre maître ! c'est Jésus-Christ, sans doute ? - Monsieur, c'est le cardinal Azolin; je suis son aumônier. Il me donne des gages bien médiocres; mais il m'a promis de me placer auprès de dona Olimpia, la belle-soeur favorite di nostro signore. - Quoi ! vous êtes aux gages d'un cardinal ? Mais ne savez-vous pas qu'il n'y avait point de cardinaux du temps de Jésus-Christ et de saint Jean ? - Est-il possible ! s'écria le prélat italien. - Rien n'est plus vrai; vous l'avez lu dans l'Évangile. - Je ne l'ai jamais lu, répliqua l'évêque; je ne sais que l'office de Notre-Dame. - Il n'y avait, vous dis-je, ni cardinaux ni évêques; et quand il y eut des évêques, les prêtres furent presque leurs égaux, à ce que Jérôme assure en plusieurs endroits. - Sainte Vierge ! dit l'Italien, je n'en savais rien: et des papes ? - Il n'y en avait pas plus que de cardinaux. - Le bon évêque se signa; il crut être avec l'esprit malin, et sauta en bas de la cambiature.
Dictionnaire philosophique de Voltaire. 2014.