- FICTION
- Une fiction qui annonce des vérités intéressantes et neuves n'est-elle pas une belle chose ? N'aimez-vous pas le conte arabe du sultan qui ne voulait pas croire qu'un peu de temps pût paraître très long, et qui disputait sur la nature du temps avec son derviche ? Celui-ci le prie, pour s'en éclaircir, de plonger seulement la tête un moment dans le bassin où il se lavait. Aussitôt le sultan se trouve transporté dans un désert affreux; il est obligé de travailler pour gagner sa vie. Il se marie, il a des enfants qui deviennent grands et qui le battent. Enfin il revient dans son pays et dans son palais; il y retrouve son derviche, qui lui a fait souffrir tant de maux pendant vingt-cinq ans. Il veut le tuer. Il ne s'apaise que quand il sait que tout cela s'est passé dans l'instant qu'il s'est lavé le visage en fermant les yeux.Vous aimez mieux la fiction des amours de Didon et d'Énée, qui rendent raison de la haine immortelle de Carthage contre Rome, et celle qui développe dans l'Élysée les grandes destinées de l'empire romain.Mais n'aimez-vous pas aussi dans l'Arioste cette Alcine qui a la taille de Minerve et la beauté de Vénus, qui est si charmante aux yeux de ses amants, qui les enivre de voluptés si ravissantes, qui réunit tous les charmes et toutes les grâces ? Quand elle est enfin réduite à elle-même, et que l'enchantement est passé, ce n'est plus qu'une petite vieille ratatinée et dégoûtante.Pour les fictions qui ne figurent rien, qui n'enseignent rien, dont il ne résulte rien, sont-elles autre chose que des mensonges ? Et si elles sont incohérentes, entassées sans choix, comme il y en a tant, sont-elles autre chose que des rêves ?Vous m'assurez pourtant qu'il y a de vieilles fictions très incohérentes, fort peu ingénieuses, et assez absurdes, qu'on admire encore. Mais prenez garde si ce ne sont pas les grandes images répandues dans ces fictions qu'on admire, plutôt que les inventions qui amènent ces images. Je ne veux pas disputer: mais voulez-vous être sifflé de toute l'Europe, et ensuite oublié pour jamais ? donnez-nous des fictions semblables à celles que vous admirez.
Dictionnaire philosophique de Voltaire. 2014.