- FLIBUSTIERS
- On ne sait pas d'où vient le nom de flibustiers, et cependant la génération passée vient de nous raconter les prodiges que ces flibustiers ont faits: nous en parlons tous les jours; nous y touchons. Qu'on cherche après cela des origines et des étymologies; et si l'on croit en trouver, qu'on s'en défie.Du temps du cardinal de Richelieu, lorsque les Espagnols et les Français se détestaient encore, parce que Ferdinand-le-Catholique s'était moqué de Louis XII, et que François 1er avait été pris à la bataille de Pavie par une armée de Charles-Quint; lorsque cette haine était si forte, que le faussaire, auteur du roman politique et de l'ennui politique, sous le nom du cardinal de Richelieu, ne craignait point d'appeler les Espagnols " nation insatiable et perfide, qui rendait les Indes tributaires de l'enfer; " lorsque enfin on se fut ligué en 1635 avec la Hollande contre l'Espagne; lorsque la France n'avait rien en Amérique, et que les Espagnols couvraient les mers de leurs galions; alors les flibustiers commencèrent à paraître. C'étaient d'abord des aventuriers français qui avaient tout au plus la qualité de corsaires.Un d'eux nommé Le Grand, natif de Dieppe, s'associa avec une cinquantaine de gens déterminés, et alla tenter fortune avec une barque qui n'avait pas même de canon. Il aperçut, vers l'île Hispaniola (Saint-Domingue), un galion éloigné de la grande flotte espagnole: il s'en approche comme un patron qui venait lui vendre des denrées; il monte suivi des siens; il entre dans la chambre du capitaine qui jouait aux cartes, le couche en joue, le fait son prisonnier avec son équipage, et revient à Dieppe avec son galion chargé de richesses immenses. Cette aventure fut le signal de quarante ans d'exploits inouïs.Flibustiers français, anglais, hollandais, allaient s'associer ensemble dans les cavernes de Saint-Domingue, des petites îles de Saint-Christophe et de la Tortue. Ils se choisissaient un chef pour chaque expédition: c'est la première origine des rois. Des cultivateurs n'auraient jamais voulu un maître; on n'en a pas besoin pour semer du blé, le battre, et le vendre.Quand les flibustiers avaient fait un gros butin, ils en achetaient un petit vaisseau et du canon. Une course heureuse en produisait vingt autres. S'ils étaient au nombre de cent, on les croyait mille. Il était difficile de leur échapper, encore plus de les suivre. C'étaient des oiseaux de proie qui fondaient de tous côtés, et qui se retiraient dans des lieux inaccessibles; tantôt ils rasaient quatre à cinq cents lieues de côtes, tantôt ils avançaient à pied ou à cheval deux cents lieues dans les terres.Ils surprirent, ils pillèrent les riches villes de Chagra, de Mecaizabo, de la Vera-Cruz, de Panama, de Porto-Rico, de Campêche, de l'île Sainte-Catherine, et les faubourgs de Carthagène.L'un de ces flibustiers, nommé l'Olonois , pénétra jusqu'aux portes de la Havane, suivi de vingt hommes seulement. S'étant ensuite retiré dans son canot, le gouverneur envoie contre lui un vaisseau de guerre avec des soldats et un bourreau. L'Olonois se rend maître du vaisseau, il coupe lui-même la tête aux soldats espagnols qu'il a pris, et renvoie le bourreau au gouverneur. Jamais les Romains ni les autres peuples brigands ne firent des actions si étonnantes. Le voyage guerrier de l'amiral Anson autour du monde n'est qu'une promenade agréable en comparaison du passage des flibustiers dans la mer du Sud , et de ce qu'ils essuyèrent en terre ferme.S'ils avaient pu avoir une politique égale à leur indomptable courage, ils auraient fondé un grand empire en Amérique. Ils manquaient de filles; mais au lieu de ravir et d'épouser des Sabines, comme on le dit des Romains, ils en firent venir de la Salpêtrière de Paris; cela ne forma pas une génération.Ils étaient plus cruels envers les Espagnols que les Israélites ne le furent jamais envers les Cananéens. On parle d'un Hollandais nommé Roc, qui mit plusieurs Espagnols à la broche, et qui en fit manger à ses camarades. Leurs expéditions furent des tours de voleurs, et jamais des campagnes de conquérants: aussi ne les appelait-on dans toutes les Indes occidentales que los ladrones. Quand ils surprenaient une ville, et qu'ils entraient dans la maison d'un père de famille, ils le mettaient à la torture pour découvrir ses trésors. Cela prouve assez ce que nous dirons à l'article QUESTION, que la torture fut inventée par les voleurs de grand chemin.Ce qui rendit tous leurs exploits inutiles, c'est qu'ils prodiguèrent en débauches aussi folles que monstrueuses tout ce qu'ils avaient acquis par la rapine et par le meurtre. Enfin il ne reste plus d'eux que leur nom, et encore à peine. Tels furent les flibustiers.Mais quel peuple en Europe ne fut pas flibustier ? ces Goths, ces Alains, ces Vandales, ces Huns, étaient-ils autre chose ? Qu'était Rollon qui s'établit en Normandie, et Guillaume Fier-à-bras , sinon des flibustiers plus habiles ? Clovis n'était-il pas un flibustier, qui vint des bords du Rhin dans les Gaules ?
Dictionnaire philosophique de Voltaire. 2014.