GÉOMÉTRIE

GÉOMÉTRIE
    Feu M. Clairaut imagina de faire apprendre facilement aux jeunes gens les éléments de la géométrie; il voulut remonter à la source, et suivre la marche de nos découvertes et des besoins qui les ont produites.
    Cette méthode paraît agréable et utile; mais elle n'a pas été suivie: elle exige dans le maître une flexibilité d'esprit qui sait se proportionner, et un agrément rare dans ceux qui suivent la routine de leur profession.
    Il faut avouer qu'Euclide est un peu rebutant; un commençant ne peut deviner où il est mené. Euclide dit au premier livre que " si une ligne droite est coupée en parties égales et inégales, les carrés construits sur les segments inégaux sont doubles des carrés construits sur la moitié de la ligne entière, et sur la petite ligne qui va de l'extrémité de cette moitié jusqu'au point d'intersection. "
    On a besoin d'une figure pour entendre cet obscur théorème; et quand il est compris, l'étudiant dit: A quoi peut-il me servir, et que m'importe ? Il se dégoûte d'une science dont il ne voit pas assez tôt l'utilité.
    La peinture commença par le désir de dessiner grossièrement sur un mur les traits d'une personne chère. La musique fut un mélange grossier de quelques tons qui plaisent à l'oreille, avant que l'octave fût trouvée.
    On observa le coucher des étoiles avant d'être astronome. Il paraît qu'on devrait guider ainsi la marche des commençants de la géométrie.
    Je suppose qu'un enfant doué d'une conception facile entende son père dire à son jardinier: Vous planterez dans cette plate-bande des tulipes sur six lignes, toutes à un demi-pied l'une de l'autre. L'enfant veut savoir combien il y aura de tulipes. Il court à la plate-bande avec son précepteur. Le parterre est inondé; il n'y a qu'un des longs côtés de la plate-bande qui paraisse. Ce côté a trente pieds de long, mais on ne sait point quelle est sa largeur. Le maître lui fait d'abord aisément comprendre qu'il faut que ces tulipes bordent ce parterre à six pouces de distance l'une de l'autre: ce sont déjà soixante tulipes pour la première rangée de ce côté. Il doit y avoir six lignes: l'enfant voit qu'il y aura six fois soixante, trois cent soixante tulipes. Mais de quelle largeur sera donc cette plate-bande que je ne puis mesurer ? Elle sera évidemment de six fois six pouces, qui font trois pieds.
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    Il connaît la longueur et la largeur; il veut connaître la superficie. N'est-il pas vrai, lui dit son maître, que si vous fesiez courir une règle de trois pieds de long et d'un pied de large sur cette plate-bande, d'un bout à l'autre, elle l'aurait successivement couverte tout entière ? voilà donc la superficie trouvée, elle est de trois fois trente. Ce morceau a quatre-vingt-dix pieds carrés.
    Le jardinier, quelques jours après, tend un cordeau d'un angle à l'autre dans la longueur; ce cordeau partage le rectangle en deux parties égales: Il est donc, dit le disciple, aussi long qu'un des deux côtés ?
LE MAÎTRE.
    Non, il est plus long.
LE DISCIPLE.
    Mais quoi ! si je fais passer des lignes sur cette transversale que vous appelez diagonale, il n'y en aura
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    pas plus pour elle que pour les deux autres; elle leur est donc égale. Quoi ! lorsque je forme la lettre N, ce trait qui lie les deux jambages n'est-il pas de la même hauteur qu'eux ?
LE MAÎTRE.
    Il est de la même hauteur, mais non de la même longueur, cela est démontré. Faites descendre cette diagonale au niveau du terrain, vous voyez qu'elle déborde un peu.
LE DISCIPLE.
    Et de combien précisément déborde-t-elle ?
LE MAÎTRE.
    Il y a des cas où l'on n'en saura jamais rien, de même qu'on ne saura pas précisément quelle est la racine carrée de cinq.
LE DISCIPLE.
    Mais la racine carrée de cinq est deux, plus une fraction.
LE MAÎTRE.
    Mais cette fraction ne se peut exprimer en chiffre, puisque le carré d'un nombre plus une fraction ne peut être un nombre entier. Il y a même en géométrie des lignes dont les rapports ne peuvent s'exprimer.
LE DISCIPLE.
    Voilà une difficulté qui m'arrête. Quoi ! je ne saurai jamais mon compte ? il n'y a donc rien de certain ?
LE MAÎTRE.
    Il est certain que cette ligne de biais partage le quadrilatère en deux parties égales; mais il n'est pas plus surprenant que ce petit reste de la ligne diagonale n'ait pas une commune mesure avec les côtés, qu'il n'est surprenant que vous ne puissiez trouver en arithmétique la racine carrée de cinq.
    Vous n'en saurez pas moins votre compte; car si un arithméticien dit qu'il vous doit la racine carrée de cinq écus, vous n'avez qu'à transformer ces cinq écus en petites pièces, en liards, par exemple, vous en aurez douze cents, dont la racine carrée est entre trente-quatre et trente-cinq, et vous saurez votre compte à un liard près. Il ne faut pas qu'il y ait de mystère ni en arithmétique ni en géométrie.
    Ces premières ouvertures aiguillonnent l'esprit du jeune homme. Son maître lui ayant dit que la diagonale d'un carré est incommensurable, immesurable aux côtés et aux bases, lui apprend qu'avec cette ligne, dont on ne saura jamais la valeur, il va faire cependant un carré qui sera démontré être le double du carré A B C D.
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    Pour cela, il lui fait voir premièrement que les deux triangles qui partagent le carré sont égaux. Ensuite, traçant cette figure, il démontre à l'esprit et aux yeux que le carré formé par ces quatre lignes noires vaut les
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    deux carrés pointillés. Et cette proposition servira bientôt à faire comprendre ce fameux théorème que Pythagore trouva établi chez les Indiens, et qui était connu des Chinois, que le grand côté d'un triangle rectangle peut porter une figure quelconque, égale aux figures semblables établies sur les deux autres côtés.
    Le jeune homme veut-il mesurer la hauteur d'une tour, la largeur d'une rivière dont il ne peut approcher, chaque théorème a sur-le-champ son application; il apprend la géométrie par l'usage.
    Si on s'était contenté de lui dire que le produit des extrêmes est égal au produit des moyens, ce n'eût été pour lui qu'un problème stérile; mais il sait que l'ombre de cette perche est à la hauteur de la perche comme l'ombre de la tour voisine est à la hauteur de la tour. Si donc la perche a cinq pieds et son ombre un pied, et si l'ombre de la tour est de douze pieds, il dit: Comme un est à cinq, ainsi douze est à la hauteur de la tour; elle est donc de soixante pieds.
    Il a besoin de connaître les propriétés d'un cercle; il sait qu'on ne peut avoir la mesure exacte de sa circonférence: mais cette extrême exactitude est inutile pour opérer: le développement d'un cercle est sa mesure.
    Il connaîtra que ce cercle étant une espèce de polygone, son aire est égale à ce triangle dont le petit côté est le rayon du cercle, et dont la base est la mesure de sa circonférence.
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    Les circonférences des cercles sont entre elles comme leurs rayons.
    Les cercles ayant les propriétés générales de toutes les figures rectilignes semblables, et ces figures étant entre elles comme les carrés de leurs côtés correspondants, les cercles auront aussi leurs aires proportionnelles au carré de leurs rayons.
    Ainsi comme le carré de l'hypothénuse est égal au carré des deux côtés, le cercle dont le rayon sera cette hypothénuse, sera égal à deux cercles qui auront pour rayon les deux autres côtés. Et cette connaissance servira aisément pour construire un bassin d'eau aussi grand que deux autres bassins pris ensemble. On double exactement le cercle, si on ne le carre pas exactement.
    Accoutumé à sentir ainsi l'avantage des vérités géométriques, il lit dans quelques éléments de cette science que si on tire cette ligne droite appelée tangente, qui touchera le cercle en un point, on ne pourra jamais faire passer une autre ligne droite entre ce cercle et cette ligne.
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    Cela est bien évident, et ce n'était pas trop la peine de le dire. Mais on ajoute qu'on peut faire passer une infinité de lignes courbes à ce point de contact; cela le surprend, et surprendrait aussi des hommes faits. Il est tenté de croire la matière pénétrable. Les livres lui disent que ce n'est point là de la matière, que ce sont des lignes sans largeur. Mais si elles sont sans largeur, ces lignes droites métaphysiques passeront en foule l'une sur l'autre sans rien toucher. Si elles ont de la largeur, aucune courbe ne passera. L'enfant ne sait plus où il en est; il se voit transporté dans un nouveau monde qui n'a rien de commun avec le nôtre.
    Comment croire que ce qui est manifestement impossible à la nature soit vrai ?
    Je conçois bien, dira-t-il à un maître de la géométrie transcendante, que tous vos cercles se rencontreront au point C: mais voilà tout ce que vous démontrerez; vous ne pourrez jamais me démontrer que ces lignes circulaires passent à ce point entre le premier cercle et la tangente.
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    La sécante A G est plus courte que la sécante A G H, d'accord; mais il ne suit point de là que vos lignes courbes puissent passer entre deux lignes qui se touchent. Elles y peuvent passer, répondra le maître, parce que G H est un infiniment petit du second ordre.
    Je n'entends point ce que c'est qu'un infiniment petit, dit l'enfant; et le maître est obligé d'avouer qu'il ne l'entend pas davantage. C'est là où Malezieu s'extasie dans ses Éléments de géométrie. Il dit positivement qu'il y a des vérités incompatibles. N'eût-il pas été plus simple de dire que ces lignes n'ont de commun que ce point C, au-delà et en deçà duquel elles se séparent ?
    Je puis toujours diviser un nombre par la pensée; mais suit-il de là que ce nombre soit infini ? Aussi Newton, dans son calcul intégral et dans son différentiel, ne se sert pas de ce grand mot; et Clairaut se garde bien d'enseigner, dans ses Éléments de géométrie, qu'on puisse faire passer des cerceaux entre une boule et la table sur laquelle cette boule est posée.
    Il faut bien distinguer entre la géométrie utile et la géométrie curieuse.
    L'utile est le compas de proportion inventé par Galilée, la mesure des triangles, celle des solides, le calcul des forces mouvantes. Presque tous les autres problèmes peuvent éclairer l'esprit et le fortifier; bien peu seront d'une utilité sensible au genre humain. Carrez des courbes tant qu'il vous plaira, vous montrerez une extrême sagacité. Vous ressemblez à un arithméticien qui examine les propriétés des nombres au lieu de calculer sa fortune.
    Lorsque Archimède trouva la pesanteur spécifique des corps, il rendit service au genre humain; mais de quoi vous servira de trouver trois nombres tels que la différence des carrés de deux ajoutée au cube des trois fasse toujours un carré, et que la somme des trois différences ajoutée au même cube fasse un autre carré ? Nugoe difficiles.

Dictionnaire philosophique de Voltaire. 2014.

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