GRÉGOIRE VII

GRÉGOIRE VII
    Bayle lui-même, en convenant que Grégoire fut le boute-feu de l'Europe , lui accorde le titre de grand homme. " Que l'ancienne Rome, dit-il, qui ne se piquait que de conquêtes et de la vertu militaire, ait subjugué tant d'autres peuples, cela est beau et glorieux selon le monde; mais on n'en est pas surpris quand on y fait un peu réflexion. C'est bien un autre sujet de surprise, quand on voit la nouvelle Rome, ne se piquant que du ministère apostolique, acquérir une autorité sous laquelle les plus grands monarques ont été contraints de plier. Car on peut dire qu'il n'y a presque point d'empereur qui ait tenu tête aux papes qui ne se soit enfin très mal trouvé de sa résistance. Encore aujourd'hui, les démêlés des plus puissants princes avec la cour de Rome se terminent presque toujours à leur confusion. "
    Je ne suis en rien de l'avis de Bayle. Il pourra se trouver bien des gens qui ne seront pas de mon avis; mais le voici, et le réfutera qui voudra.
    1° Ce n'est pas à la confusion des princes d'Orange et des sept Provinces-Unies que se sont terminés leurs différents avec Rome; et Bayle, se moquant de Rome dans Amsterdam, était un assez bel exemple du contraire.
    Les triomphes de la reine Élisabeth, de Gustave Vasa en Suède, des rois de Danemarck, de tous les princes du nord de l'Allemagne, de la plus belle partie de l'Helvétie, de la seule petite ville de Genève, sur la politique de la cour romaine, sont d'assez bons témoignages qu'il est aisé de lui résister en fait de religion et de gouvernement.
    2° Le saccagement de Rome par les troupes de Charles-Quint; le pape Clément VII prisonnier au château Saint-Ange; Louis XIV obligeant le pape Alexandre VII à lui demander pardon, et érigeant dans Rome même un monument de la soumission du pape; et de nos jours les jésuites, cette principale milice papale détruite si aisément en Espagne, en France, à Naples, à Goa, et dans le Paraguai; tout cela prouve assez que quand les princes puissants sont mécontents de Rome, ils ne terminent point cette querelle à leur confusion; ils pourront se laisser fléchir, mais ils ne seront pas confondus.
    3° Quand les papes ont marché sur la tête des rois, quand ils ont donné des couronnes avec une bulle, il me paraît qu'ils n'ont fait précisément, dans ces temps de leur grandeur, que ce que faisaient les califes successeurs de Mahomet dans le temps de leur décadence. Les uns et les autres, en qualité de prêtres, donnaient en cérémonie l'investiture des empires aux plus forts.
    4° Maimbourg dit: " Ce qu'aucun pape n'avait encore jamais fait, Grégoire VII priva Henri IV de sa dignité d'empereur, et de ses royaumes de Germanie et d'Italie. "
    Maimbourg se trompe. Le pape Zacharie, longtemps auparavant, avait mis une couronne sur la tête de l'Austrasien Pepin, usurpateur du royaume des Francs; puis le pape Léon III avait déclaré le fils de ce Pepin empereur d'Occident, et privé par là l'impératrice Irène de tout cet empire; et depuis ce temps il faut avouer qu'il n'y eut pas un clerc de l'Église romaine qui ne s'imaginât que son évêque disposait de toutes les couronnes.
    On fit toujours valoir cette maxime quand on le put; on la regarda comme une arme sacrée qui reposait dans la sacristie de Saint-Jean de Latran, et qu'on en tirait en cérémonie dans toutes les occasions. Cette prérogative est si belle, elle élève si haut la dignité d'un exorciste né à Velletri ou à Civita-Vecchia, que si Luther, Oecolampade, Jean Chauvin, et tous les prophètes des Cévennes étaient nés dans un misérable village auprès de Rome et y avaient été tonsurés, ils auraient soutenu cette Église avec la même rage qu'ils ont déployée pour la détruire.
    5° Tout dépend donc du temps, du lieu où l'on est né, et des circonstances où l'on se trouve. Grégoire VII était né dans un siècle de barbarie, d'ignorance et de superstition, et il avait affaire à un empereur jeune, débauché, sans expérience, manquant d'argent, et dont le pouvoir était contesté par tous les grands seigneurs d'Allemagne.
    Il ne faut pas croire que depuis l'Austrasien Charlemagne le peuple romain ait jamais été fort aise d'obéir à des Francs ou à des Teutons; il les haïssait autant que les anciens vrais Romains auraient haï les Cimbres, si les Cimbres avaient dominé en Italie. Les Othons n'avaient laissé dans Rome qu'une mémoire exécrable, parce qu'ils y avaient été puissants; et depuis les Othons, on sait que l'Europe fut dans une anarchie affreuse.
    Cette anarchie ne fut pas mieux réglée sous les empereurs de la maison de Franconie. La moitié de l'Allemagne était soulevée contre Henri IV; la grande duchesse-comtesse Mathilde, sa cousine germaine, plus puissante que lui en Italie, était son ennemie mortelle. Elle possédait, soit comme fiefs de l'empire, soit comme allodiaux, tout le duché de Toscane, le Crémonois, le Ferrarois, le Mantouan, le Parmesan, une partie de la marche d'Ancône, Reggio, Modène, Spolette, Vérone; elle avait des droits, c'est-à-dire des prétentions, sur les deux Bourgognes. La chancellerie impériale revendiquait ces terres, selon son usage de tout revendiquer.
    Avouons que Grégoire VII aurait été un imbécile s'il n'avait pas employé le profane et le sacré pour gouverner cette princesse, et pour s'en faire un appui contre les Allemands. Il devint son directeur, et de son directeur son héritier.
    Je n'examine pas s'il fut en effet son amant, ou s'il feignit de l'être, ou si ses ennemis feignirent qu'il l'était, ou si, dans des moments d'oisiveté, ce petit homme très pétulant et très vif abusa quelquefois de sa pénitente, qui était femme, faible et capricieuse: rien n'est plus commun dans l'ordre des choses humaines. Mais comme d'ordinaire on n'en tient point registre; comme on ne prend point de témoins pour ces petites privautés de directeurs et de dirigées; comme ce reproche n'a été fait à Grégoire que par ses ennemis, nous ne devons pas prendre ici une accusation pour une preuve: c'est bien assez que Grégoire ait prétendu à tous les biens de sa pénitente, sans assurer qu'il prétendit encore à sa personne.
    6° La donation qu'il se fit faire en 1077 par la comtesse Mathilde est plus que suspecte; et une preuve qu'il ne faut pas s'y fier, c'est que non seulement on ne montra jamais cet acte, mais que dans un second acte on dit que le premier avait été perdu. On prétendit que la donation avait été faite dans la forteresse de Canosse; et dans le second acte on dit qu'elle avait été faite dans Rome. Cela pourrait bien confirmer l'opinion de quelques antiquaires un peu trop scrupuleux, qui prétendent que de mille chartes de ces temps-là (et ces temps sont bien longs), il y en a plus de neuf cents d'évidemment fausses.
    Il y eut deux sortes d'usurpateurs dans notre Europe, et surtout en Italie, les brigands et les faussaires.
    7° Bayle, en accordant à Grégoire le titre de grand homme, avoue pourtant que ce brouillon décrédita fort son héroïsme par ses prophéties. Il eut l'audace de créer un empereur; et en cela il fit bien, puisque l'empereur Henri IV avait créé un pape. Henri le déposait, et il déposait Henri: jusque-là il n'y a rien à dire, tout est égal de part et d'autre. Mais Grégoire s'avisa de faire le prophète; il prédit la mort de Henri IV pour l'année 1080; mais Henri IV fut vainqueur, et le prétendu empereur Rodolphe fut défait et tué en Thuringe par le fameux Godefroi de Bouillon, plus véritablement grand homme qu'eux tous.
    Cela prouve, à mon avis, que Grégoire était encore plus enthousiaste qu'habile.
    Je signe de tout mon coeur ce que dit Bayle: " Quand on s'engage à prédire l'avenir, on fait provision, sur toute chose, d'un front d'airain et d'un magasin inépuisable d'équivoques. " Mais vos ennemis se moquent de vos équivoques; leur front est d'airain comme le vôtre; et ils vous traitent de fripon insolent et maladroit.
    8° Notre grand homme finit par voir prendre la ville de Rome d'assaut en 1083; il fut assiégé dans le château nommé depuis Saint-Ange, par ce même empereur Henri IV qu'il avait osé déposséder. Il mourut dans la misère et dans le mépris à Salerne, sous la protection du Normand Robert Guiscard.
    J'en demande pardon à Rome moderne; mais quand je lis l'histoire des Scipion, des Caton, des Pompée, et des César, j'ai de la peine à mettre dans leur rang un moine factieux, devenu pape sous le nom de Grégoire VII.
    On a donné depuis un plus beau titre à notre Grégoire; on l'a fait saint, du moins à Rome. Ce fut le fameux cardinal Coscia qui fit cette canonisation sous le pape Benoît XIII. On imprima même un office de saint Grégoire VII, dans lequel on dit que " ce saint délivra les fidèles de la fidélité qu'ils avaient jurée à leur empereur. "
    Plusieurs parlements du royaume voulurent faire brûler cette légende par les exécuteurs de leurs hautes justices; mais le nonce Bentivoglio, qui avait pour maîtresse une actrice de l'Opéra, qu'on appelait la Constitution, et qui avait de cette actrice une fille qu'on appelait la Légende, homme d'ailleurs fort aimable et de la meilleure compagnie, obtint du ministère qu'on se contenterait de condamner la légende de Grégoire, de la supprimer, et d'en rire.

Dictionnaire philosophique de Voltaire. 2014.

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