- IDENTITÉ
- Ce terme scientifique ne signifie que même chose; il pourrait être rendu en français par mêmeté. Ce sujet est bien plus intéressant qu'on ne pense. On convient qu'on ne doit jamais punir que la personne coupable, le même individu, et point un autre. Mais un homme de cinquante ans n'est réellement point le même individu que l'homme de vingt; il n'a plus aucune des parties qui formaient son corps; et s'il a perdu la mémoire du passé, il est certain que rien ne lie son existence actuelle à une existence qui est perdue pour lui.Vous n'êtes le même que par le sentiment continu de ce que vous avez été et de ce que vous êtes; vous n'avez le sentiment de votre être passé que par la mémoire: ce n'est donc que la mémoire qui établit l'identité, la mêmeté de votre personne.Nous sommes réellement physiquement comme un fleuve dont toutes les eaux coulent dans un flux perpétuel. C'est le même fleuve par son lit, ses rives, sa source, son embouchure, par tout ce qui n'est pas lui; mais changeant à tout moment son eau qui constitue son être, il n'y a nulle identité, nulle mêmeté pour ce fleuve.S'il y avait un Xerxès tel que celui qui fouettait l'Hellespont pour lui avoir désobéi, et qui lui envoyait une paire de menottes; si le fils de ce Xerxès s'était noyé dans l'Euphrate, et que Xerxès voulût punir ce fleuve de la mort de son fils, l'Euphrate aurait raison de lui répondre: Prenez-vous-en aux flots qui roulaient dans le temps que votre fils se baignait: ces flots ne m'appartiennent point du tout; ils sont allés dans le golfe Persique; une partie s'y est salée, une autre s'est convertie en vapeurs, et s'en est allée dans les Gaules par un vend de sud-est: elle est entrée dans les chicorées et dans les laitues que les Gaulois ont mangées: prenez le coupable où vous le trouverez.Il en est ainsi d'un arbre dont une branche cassée par le vent aurait fendu la tête de votre grand-père. Ce n'est plus le même arbre, toutes ses parties ont fait place à d'autres. La branche qui a tué votre grand-père n'est point à cet arbre; elle n'existe plus.On a donc demandé comment un homme qui aurait absolument perdu la mémoire avant sa mort, et dont les membres seraient changés en d'autres substances, pourrait être puni de ses fautes, ou récompensé de ses vertus quand il ne serait plus lui-même ? J'ai lu dans un livre connu cette demande et cette réponse:Demande. Comment pourrai-je être récompensé ou puni quand je ne serai plus, quand il ne restera rien de ce qui aura constitué ma personne ? ce n'est que par ma mémoire que je suis toujours moi. Je perds ma mémoire dans ma dernière maladie; il faudra donc après ma mort un miracle pour me la rendre, pour me faire rentrer dans mon existence perdue.Réponse. C'est-à-dire que si un prince avait égorgé sa famille pour régner, s'il avait tyrannisé ses sujets, il en serait quitte pour dire à Dieu: Ce n'est pas moi, j'ai perdu la mémoire; vous vous méprenez, je ne suis plus la même personne. Pensez-vous que Dieu fût bien content de ce sophisme ?Cette réponse est très louable, mais elle ne résout pas entièrement la question.Il s'agit d'abord de savoir si l'entendement et la sensation sont une faculté donnée de Dieu à l'homme, ou une substance créée; ce qui ne peut guère se décider par la philosophie, qui est si faible et si incertaine.Ensuite il faut savoir si l'âme étant une substance, et ayant perdu toute connaissance du mal qu'elle a pu faire, étant aussi étrangère à tout ce qu'elle a fait avec son corps qu'à tous les autres corps de notre univers, peut et doit, selon notre manière de raisonner, répondre dans un autre univers des actions dont elle n'a aucune connaissance; s'il ne faudrait pas en effet un miracle pour donner à cette âme le souvenir qu'elle n'a plus, pour la rendre présente aux délits anéantis dans son entendement, pour la faire la même personne qu'elle était sur terre; ou bien si Dieu la jugerait à peu près comme nous condamnons sur la terre un coupable, quoiqu'il ait absolument oublié ses crimes manifestes. Il ne s'en souvient plus; mais nous nous en souvenons pour lui; nous le punissons pour l'exemple. Mais Dieu ne peut punir un mort pour qu'il serve d'exemple aux vivants. Personne ne sait si ce mort est condamné ou absous. Dieu ne peut donc le punir que parce qu'il sentit et qu'il exécuta autrefois le désir de malfaire. Mais si, quand il se présente mort au tribunal de Dieu, il n'a plus rien de ce désir, s'il l'a entièrement oublié depuis vingt ans, s'il n'est plus du tout la même personne, qui Dieu punira-t-il en lui ?Ces questions ne paraissent guère du ressort de l'esprit humain: il paraît qu'il faut dans tous ces labyrinthes recourir à la foi seule; c'est toujours notre dernier asile.Lucrèce avait en partie senti ces difficultés quand il peint, dans son troisième livre, un homme qui craint ce qui lui arrivera lorsqu'il ne sera plus le même homme:" Nec radicitus e vita se tollit et eicitSed facit esse sui quiddam super inscius ipse. "Sa raison parle en vain; sa crainte le dévore,Comme si n'étant plus il pouvait être encore.Mais ce n'est pas à Lucrèce qu'il faut s'adresser pour connaître l'avenir.Le célèbre Toland, qui fit sa propre épitaphe, la finit par ces mots: Idem futurus Tolandus nunquam; il ne sera jamais le même Toland. Cependant il est à croire que Dieu l'aurait bien su retrouver s'il avait voulu; mais il est à croire aussi que l'être qui existe nécessairement est nécessairement bon.
Dictionnaire philosophique de Voltaire. 2014.