LOIS

LOIS
SECTION PREMIÈRE.
    Il est difficile qu'il y ait une seule nation qui vive sous de bonnes lois. Ce n'est pas seulement parce qu'elles sont l'ouvrage des hommes, car ils ont fait de très bonnes choses; et ceux qui ont inventé et perfectionné les arts pouvaient imaginer un corps de jurisprudence tolérable. Mais les lois ont été établies dans presque tous les états par l'intérêt du législateur, par le besoin du moment, par l'ignorance, par la superstition. On les a faites à mesure, au hasard, irrégulièrement, comme on bâtissait les villes. Voyez à Paris le quartier des Halles, de Saint-Pierre-aux-boeufs, la rue Brise-miche, celle du Pet-au-diable, contraster avec le Louvre et les Tuileries: voilà l'image de nos lois.
    Londres n'est devenue digne d'être habitée que depuis qu'elle fut réduite en cendres. Les rues, depuis cette époque, furent élargies et alignées: Londres fut une ville pour avoir été brûlée. Voulez-vous avoir de bonnes lois; brûlez les vôtres, et faites-en de nouvelles.
    Les Romains furent trois cents années sans lois fixes; ils furent obligés d'en aller demander aux Athéniens, qui leur en donnèrent de si mauvaises que bientôt elles furent presque toutes abrogées. Comment Athènes elle-même aurait-elle eu une bonne législation ? On fut obligé d'abolir celle de Dracon, et celle de Solon périt bientôt.
    Votre coutume de Paris est interprétée différemment par vingt-quatre commentaires; donc il est prouvé vingt-quatre fois qu'elle est mal conçue. Elle contredit cent quarante autres coutumes, ayant toutes force de loi chez la même nation, et toutes se contredisant entre elles. Il est donc dans une seule province de l'Europe, entre les Alpes et les Pyrénées, plus de cent quarante petits peuples qui s'appellent compatriotes, et qui sont réellement étrangers les uns pour les autres, comme le Tunquin l'est pour la Cochinchine.
    Il en est de même dans toutes les provinces de l'Espagne. C'est bien pis dans la Germanie; personne n'y sait quels sont les droits du chef, ni des membres. L'habitant des bords de l'Elbe ne tient au cultivateur de la Souabe que parce qu'ils parlent à peu près la même langue, laquelle est un peu rude.
    La nation anglaise a plus d'uniformité; mais n'étant sortie de la barbarie et de la servitude que par intervalles et par secousses, et ayant dans sa liberté conservé plusieurs lois promulguées autrefois par de grands tyrans qui disputaient le trône, ou par de petits tyrans qui envahissaient des prélatures, il s'en est formé un corps assez robuste, sur lequel on aperçoit encore beaucoup de blessures couvertes d'emplâtres.
    L'esprit de l'Europe a fait de plus grands progrès depuis cent ans, que le monde entier n'en avait fait depuis Brama, Fohi, Zoroastre, et le Thaut de l'Égypte. D'où vient que l'esprit de législation en a fait si peu ?
    Nous fûmes tous sauvages depuis le cinquième siècle. Telles sont les révolutions du globe; brigands qui pillaient, cultivateurs pillés, c'était là ce qui composait le genre humain, du fond de la mer Baltique au détroit de Gibraltar; et quand les Arabes parurent au Midi, la désolation du bouleversement fut universelle.
    Dans notre coin d'Europe, le petit nombre étant composé de hardis ignorants, vainqueurs et armés de pied en cap; et le grand nombre, d'ignorants esclaves désarmés, presque aucun ne sachant ni lire ni écrire, pas même Charlemagne, il arriva très naturellement que l'Église romaine, avec sa plume et ses cérémonies, gouverna ceux qui passaient leur vie à cheval, la lance en arrêt et le morion en tête.
    Les descendants des Sicambres, des Bourguignons, des Ostrogoths, Visigoths, Lombards, Hérules, etc., sentirent qu'ils avaient besoin de quelque chose qui ressemblât à des lois. Ils en cherchèrent où il y en avait. Les évêques de Rome en savaient faire en latin. Les Barbares les prirent avec d'autant plus de respect qu'ils ne les entendaient pas. Les décrétales des papes, les unes véritables, les autres effrontément supposées, devinrent le code des nouveaux regas, des leuds, des barons, qui avaient partagé les terres. Ce furent des loups qui se laissèrent enchaîner par des renards. Ils gardèrent leur férocité; mais elle fut subjuguée par la crédulité, et par la crainte que la crédulité produit. Peu à peu l'Europe, excepté la Grèce et ce qui appartenait encore à l'empire d'Orient, se vit sous l'empire de Rome; de sorte qu'on put dire une seconde fois:
    " Romanos rerum dominos gentemque togatam. "
    VIRG., Aen., I, 281.
    Presque toutes les conventions étant accompagnées d'un signe de croix et d'un serment qu'on faisait souvent sur des reliques, tout fut du ressort de l'Église. Rome, comme la métropole, fut juge suprême des procès de la Chersonèse Cimbrique et de ceux de la Gascogne. Mille seigneurs féodaux joignant leurs usages au droit canon, il en résulta cette jurisprudence monstrueuse dont il reste encore tant de vestiges.
    Lequel eût le mieux valu, de n'avoir point du tout de lois, ou d'en avoir de pareilles ?
    Il a été avantageux à un empire plus vaste que l'empire romain d'être longtemps dans le chaos; car tout étant à faire, il était plus aisé de bâtir un édifice que d'en réparer un dont les ruines seraient respectées.
    La Thesmophore du Nord assembla, en 1767, des députés de toutes les provinces, qui contenaient environ douze cent mille lieues carrées. Il y avait des païens, des mahométans d'Ali, des mahométans d'Omar, des chrétiens d'environ douze sectes différentes. On proposait chaque loi à ce nouveau synode; et si elle paraissait convenable à l'intérêt de toutes les provinces, elle recevait alors la sanction de la souveraine et de la nation.
    La première loi qu'on porta fut la tolérance, afin que le prêtre grec n'oubliât jamais que le prêtre latin est homme; que le musulman supportât son frère le païen; et que le romain ne fût pas tenté de sacrifier son frère le presbytérien.
    La souveraine écrivit de sa main dans ce grand conseil de législation: " Parmi tant de croyances diverses, la faute la plus nuisible serait l'intolérance. "
    On convint unanimement qu'il n'y a qu'une puissance , qu'il faut dire toujours puissance civile et discipline ecclésiastique, et que l'allégorie des deux glaives est le dogme de la discorde.
    Elle commença par affranchir les serfs de son domaine particulier.
    Elle affranchit tous ceux du domaine ecclésiastique; ainsi elle créa des hommes.
    Les prélats et les moines furent payés du trésor public.
    Les peines furent proportionnées aux délits, et les peines furent utiles; les coupables, pour la plupart, furent condamnés aux travaux publics, attendu que les morts ne servent à rien.
    La torture fut abolie, parce que c'est punir avant de connaître, et qu'il est absurde de punir pour connaître; parce que les Romains ne mettaient à la torture que les esclaves; parce que la torture est le moyen de sauver le coupable et de perdre l'innocent.
    On en était là quand Moustapha III, fils de Mahmoud, força l'impératrice d'interrompre son code pour le battre.
SECTION II.
    J'ai tenté de découvrir quelque rayon de lumière dans les temps mythologiques de la Chine qui précèdent Fohi, et j'ai tenté en vain.
    Mais en m'en tenant à Fohi, qui vivait environ trois mille ans avant l'ère nouvelle et vulgaire de notre Occident septentrional, je vois déjà des lois douces et sages établies par un roi bienfaisant. Les anciens livres des cinq Kings, consacrés par le respect de tant de siècles, nous parlent de ses institutions d'agriculture, de l'économie pastorale, de l'économie domestique, de l'astronomie simple qui règle les saisons, de la musique qui, par des modulations différentes, appelle les hommes à leurs fonctions diverses. Ce Fohi vivait incontestablement il y a cinq mille ans. Jugez de quelle antiquité devait être un peuple immense qu'un empereur instruisait sur tout ce qui pouvait faire son bonheur. Je ne vois dans ces lois rien que de doux, d'utile et d'agréable.
    On me montre ensuite le code d'un petit peuple qui arrive, deux mille ans après, d'un désert affreux sur les bords du Jourdain, dans un pays serré et hérissé de montagnes. Ses lois sont parvenues jusqu'à nous: on nous les donne tous les jours comme le modèle de la sagesse. En voici quelques unes:
    " De ne jamais manger d'onocrotal, ni de charadre, ni de griffon, ni d'ixion, ni d'anguille, ni de lièvre, parce que le lièvre rumine et qu'il n'a pas le pied fendu.
    De ne point coucher avec sa femme quand elle a ses règles, sous peine d'être mis à mort l'un et l'autre.
    D'exterminer sans miséricorde tous les pauvres habitants du pays de Canaan, qui ne les connaissaient pas; d'égorger tout, de massacrer tout, hommes, femmes, vieillards, enfants, animaux, pour la plus grande gloire de Dieu.
    D'immoler au Seigneur tout ce qu'on aura voué en anathème au Seigneur, et de le tuer sans pouvoir le racheter.
    De brûler les veuves qui, n'ayant pu être remariées à leurs beaux-frères, s'en seraient consolées avec quelque autre Juif sur le grand chemin ou ailleurs, etc., etc., etc.. "
    Un jésuite, autrefois missionnaire chez les Cannibales, dans le temps que le Canada appartenait encore au roi de France, me contait qu'un jour, comme il expliquait ces lois juives à ses néophytes, un petit Français imprudent, qui assistait au catéchisme, s'avisa de s'écrier: " Mais voilà des lois de Cannibales ! " Un des citoyens lui répondit: " Petit drôle, apprends que nous sommes d'honnêtes gens: nous n'avons jamais eu de pareilles lois. Et si nous n'étions pas gens de bien, nous te traiterions en citoyen de Canaan, pour t'apprendre à parler. "
    Il appert, par la comparaison du premier code chinois et du code hébraïque, que les lois suivent assez les moeurs des gens qui les ont faites. Si les vautours et les pigeons avaient des lois, elles seraient sans doute différentes.
SECTION III.
    Les moutons vivent en société fort doucement; leur caractère passe pour très débonnaire, parce que nous ne voyons pas la prodigieuse quantité d'animaux qu'ils dévorent. Il est à croire même qu'ils les mangent innocemment et sans le savoir, comme lorsque nous mangeons d'un fromage de Sassenage. La république des moutons est l'image fidèle de l'âge d'or.
    Un poulailler est visiblement l'État monarchique le plus parfait. Il n'y a point de roi comparable à un coq. S'il marche fièrement au milieu de son peuple, ce n'est point par vanité. Si l'ennemi approche, il ne donne point d'ordre à ses sujets d'aller se faire tuer pour lui en vertu de sa certaine science et pleine puissance; il y va lui-même, range ses poules derrière lui, et combat jusqu'à la mort. S'il est vainqueur, c'est lui qui chante le Te Deum. Dans la vie civile, il n'y a rien de si galant, de si honnête, de si désintéressé. Il a toutes les vertus. A-t-il dans son bec royal un grain de blé, un vermisseau, il le donne à la première de ses sujettes qui se présente. Enfin Salomon dans son sérail n'approchait pas d'un coq de basse-cour.
    S'il est vrai que les abeilles soient gouvernées par une reine à qui tous ses sujets font l'amour, c'est un gouvernement plus parfait encore.
    Les fourmis passent pour une excellente démocratie. Elle est au-dessus de tous les autres États, puisque tout le monde y est égal, et que chaque particulier y travaille pour le bonheur de tous.
    La république des castors est encore supérieure à celle des fourmis, du moins si nous en jugeons par leurs ouvrages de maçonnerie.
    Les singes ressemblent plutôt à des bateleurs qu'à un peuple policé; et ils ne paraissent pas être réunis sous des lois fixes et fondamentales, comme les espèces précédentes.
    Nous ressemblons plus aux singes qu'à aucun autre animal par le don de l'imitation, par la légèreté de nos idées, et par notre inconstance, qui ne nous a jamais permis d'avoir des lois uniformes et durables.
    Quand la nature forma notre espèce, et nous donna quelques instincts, l'amour-propre pour notre conservation, la bienveillance pour la conservation des autres, l'amour qui est commun avec toutes les espèces, et le don inexplicable de combiner plus d'idées que tous les animaux ensemble; après nous avoir ainsi donné notre lot, elle nous dit: Faites comme vous pourrez.
    Il n'y a aucun bon code dans aucun pays. La raison en est évidente; les lois ont été faites à mesure, selon les temps, les lieux, les besoins, etc.
    Quand les besoins ont changé, les lois qui sont demeurées sont devenues ridicules. Ainsi la loi qui défendait de manger du porc et de boire du vin était très raisonnable en Arabie, où le porc et le vin sont pernicieux; elle est absurde à Constantinople.
    La loi qui donne tout le fief à l'aîné est fort bonne dans un temps d'anarchie et de pillage. Alors l'aîné est le capitaine du château que des brigands assailliront tôt ou tard; les cadets seront ses premiers officiers, les laboureurs ses soldats. Tout ce qui est à craindre, c'est que le cadet n'assassine ou n'empoisonne le seigneur salien son aîné, pour devenir à son tour le maître de la masure; mais ces cas sont rares, parce que la nature a tellement combiné nos instincts et nos passions, que nous avons plus d'horreur d'assassiner notre frère aîné que nous n'avons d'envie d'avoir sa place. Or cette loi, convenable à des possesseurs de donjons du temps de Chilpéric, est détestable quand il s'agit de partager des rentes dans une ville.
    A la honte des hommes, on sait que les lois du jeu sont les seules qui soient partout justes, claires, inviolables, et exécutées. Pourquoi l'Indien qui a donné les règles du jeu d'échecs est-il obéi de bon gré dans toute la terre, et que les décrétales des papes, par exemple, sont aujourd'hui un objet d'horreur et de mépris ? c'est que l'inventeur des échecs combina tout avec justesse pour la satisfaction des joueurs, et que les papes, dans leurs décrétales, n'eurent en vue que leur seul avantage. L'Indien voulut exercer également l'esprit des hommes et leur donner du plaisir; les papes ont voulu abrutir l'esprit des hommes. Aussi le fond du jeu des échecs a subsisté le même depuis cinq mille ans, il est commun à tous les habitants de la terre; et les décrétales ne sont reconnues qu'à Spolette, à Orviette, à Lorette, où le plus mince jurisconsulte les déteste et les méprise en secret.
SECTION IV.
    Du temps de Vespasien et de Tite, pendant que les Romains éventraient les Juifs, un Israélite fort riche, qui ne voulait point être éventré, s'enfuit avec tout l'or qu'il avait gagné à son métier d'usurier, et emmena vers Éziongaber toute sa famille, qui consistait en sa vieille femme, un fils et une fille; il avait dans son train deux eunuques, dont l'un servait de cuisinier, l'autre était laboureur et vigneron. Un bon essénien, qui savait par coeur le Pentateuque, lui servait d'aumônier: tout cela s'embarqua dans le port d'Éziongaber, traversa la mer qu'on nomme Rouge, et qui ne l'est point, et entra dans le golfe Persique, pour aller chercher la terre d'Ophir, sans savoir où elle était. Vous croyez bien qu'il survint une horrible tempête, qui poussa la famille hébraïque vers les côtes des Indes; le vaisseau fit naufrage à une des îles Maldives, nommée aujourd'hui Padrabranca, laquelle était alors déserte.
    Le vieux richard et la vieille se noyèrent; le fils, la fille, les deux eunuques et l'aumônier se sauvèrent; on tira comme on put quelques provisions du vaisseau, on bâtit de petites cabanes dans l'île, et on y vécut assez commodément. Vous savez que l'île de Padrabranca est à cinq degrés de la ligne, et qu'on y trouve les plus gros cocos et les meilleurs ananas du monde; il était fort doux d'y vivre dans le temps qu'on égorgeait ailleurs le reste de la nation chérie: mais l'essénien pleurait en considérant que peut-être il ne restait plus qu'eux de Juifs sur la terre, et que la semence d'Abraham allait finir.
    Il ne tient qu'à vous de la ressusciter, dit le jeune Juif; épousez ma soeur. Je le voudrais bien, dit l'aumônier, mais la loi s'y oppose. Je suis essénien; j'ai fait voeu de ne me jamais marier: la loi porte qu'on doit accomplir son voeu; la race juive finira si elle veut, mais certainement je n'épouserai point votre soeur, toute jolie qu'elle est.
    Mes deux eunuques ne peuvent pas lui faire d'enfants, reprit le Juif: je lui en ferai donc, s'il vous plaît, et ce sera vous qui bénirez le mariage.
    J'aimerais mieux cent fois être éventré par les soldats romains, dit l'aumônier, que de servir à vous faire commettre un inceste: si c'était votre soeur de père, encore passe, la loi le permet; mais elle est votre soeur de mère, cela est abominable.
    Je conçois bien, répondit le jeune homme, que ce serait un crime à Jérusalem, où je trouverais d'autres filles; mais dans l'île de Padrabranca, où je ne vois que des cocos, des ananas et des huîtres, je crois que la chose est très permise. Le Juif épousa donc sa soeur, et en eut une fille, malgré les protestations de l'essénien: ce fut l'unique fruit d'un mariage que l'un croyait très légitime, et l'autre abominable.
    Au bout de quatorze ans, la mère mourut; le père dit à l'aumônier: Vous êtes-vous enfin défait de vos anciens préjugés ? voulez-vous épouser ma fille ? Dieu m'en préserve ! dit l'essénien. Oh bien ! je l'épouserai donc moi, dit le père: il en sera ce qui pourra; mais je ne veux pas que la semence d'Abraham soit réduite à rien. L'essénien, épouvanté de cet horrible propos, ne voulut plus demeurer avec un homme qui manquait à la loi, et s'enfuit. Le nouveau marié avait beau lui crier: Demeurez, mon ami; j'observe la loi naturelle, je sers la patrie, n'abandonnez pas vos amis ! l'autre le laissait crier, ayant toujours la loi dans la tête, et s'enfuit à la nage dans l'île voisine.
    C'était la grande île d'Attole, très peuplée et très civilisée; dès qu'il aborda on le fit esclave. Il apprit à balbutier la langue d'Attole; il se plaignit très amèrement de la façon inhospitalière dont on l'avait reçu; on lui dit que c'était la loi, et que depuis que l'île avait été sur le point d'être surprise par les habitants de celle d'Ada, on avait sagement réglé que tous les étrangers qui aborderaient dans Attole seraient mis en servitude. Ce ne peut être une loi, dit l'essénien, car elle n'est pas dans le Pentateuque; on lui répondit qu'elle était dans le Digeste du pays, et il demeura esclave: il avait heureusement un très bon maître fort riche, qui le traita bien, et auquel il s'attacha beaucoup.
    Des assassins vinrent un jour pour tuer le maître et pour voler ses trésors; ils demandèrent aux esclaves s'il était à la maison, et s'il avait beaucoup d'argent. Nous vous jurons, dirent les esclaves, qu'il n'a point d'argent, et qu'il n'est point à la maison; mais l'essénien dit: La loi ne permet pas de mentir; je vous jure qu'il est à la maison, et qu'il a beaucoup d'argent: ainsi le maître fut volé et tué. Les esclaves accusèrent l'essénien devant les juges d'avoir trahi son patron; l'essénien dit qu'il ne voulait mentir, et qu'il ne mentirait pour rien au monde; et il fut pendu.
    On me contait cette histoire et bien d'autres semblables dans le dernier voyage que je fis des Indes en France. Quand je fus arrivé, j'allai à Versailles pour quelques affaires; je vis passer une belle femme suivie de plusieurs belles femmes. Quelle est cette belle femme ? dis-je à mon avocat en parlement, qui était venu avec moi; car j'avais un procès en parlement à Paris, pour mes habits qu'on m'avait faits aux Indes, et je voulais toujours avoir mon avocat à mes côtés. C'est la fille du roi, dit-il; elle est charmante et bienfaisante; c'est bien dommage que, dans aucun cas, elle ne puisse jamais être reine de France. Quoi ! lui dis-je, si on avait le malheur de perdre tous ses parents et les princes du sang (ce qu'à Dieu ne plaise !), elle ne pourrait hériter du royaume de son père ? Non, dit l'avocat, la loi salique s'y oppose formellement. Et qui a fait cette loi salique ? dis-je à l'avocat. Je n'en sais rien, dit-il; mais on prétend que chez un ancien peuple nommé les Saliens, qui ne savaient ni lire ni écrire, il y avait une loi écrite qui disait qu'en terre salique fille n'héritait pas d'un aleu; et cette loi a été adoptée en terre non salique. Et moi, lui dis-je, je la casse; vous m'avez assuré que cette princesse est charmante et bienfaisante; donc elle aurait un droit incontestable à la couronne, si le malheur arrivait qu'il ne restât qu'elle du sang royal: ma mère a hérité de son père, et je veux que cette princesse hérite du sien.
    Le lendemain mon procès fut jugé en une chambre du parlement, et je perdis tout d'une voix; mon avocat me dit que je l'aurais gagné tout d'une voix en une autre chambre. Voilà qui est bien comique, lui dis-je: ainsi donc chaque chambre, chaque loi. Oui, dit-il, il y a vingt-cinq commentaires sur la coutume de Paris; c'est-à-dire, on a prouvé vingt-cinq fois que la coutume de Paris est équivoque; et s'il y avait vingt-cinq chambres de juges, il y aurait vingt-cinq jurisprudences différentes. Nous avons, continua-t-il, à quinze lieues de Paris une province nommée Normandie, où vous auriez été tout autrement jugé qu'ici. Cela me donna envie de voir la Normandie. J'y allai avec un de mes frères: nous rencontrâmes à la première auberge un jeune homme qui se désespérait; je lui demandai quelle était sa disgrâce, il me répondit que c'était d'avoir un frère aîné. Où est donc le grand malheur d'avoir un frère ? lui dis-je; mon frère est mon aîné, et nous vivons très bien ensemble. Hélas ! monsieur, me dit-il, la loi donne tout ici aux aînés, et ne laisse rien aux cadets. Vous avez raison, lui dis-je, d'être fâché; chez nous on partage également; et quelquefois les frères ne s'en aiment pas mieux.
    Ces petites aventures me firent faire de belles et profondes réflexions sur les lois, et je vis qu'il en est d'elles comme de nos vêtements; il m'a fallu porter un doliman à Constantinople, et un justaucorps à Paris.
    Si toutes les lois humaines sont de convention, disais-je, il n'y a qu'à bien faire ses marchés. Les bourgeois de Delhi et d'Agra disent qu'ils ont fait un très mauvais marché avec Tamerlan: les bourgeois de Londres se félicitent d'avoir fait un très bon marché avec le roi Guillaume d'Orange. Un citoyen de Londres me disait un jour: C'est la nécessité qui fait les lois, et la force les fait observer. Je lui demandai si la force ne faisait pas aussi quelquefois des lois, et si Guillaume le bâtard et le conquérant ne leur avait pas donné des ordres sans faire de marché avec eux. Oui, dit-il, nous étions des boeufs alors; Guillaume nous mit un joug, et nous fit marcher à coups d'aiguillon; nous avons depuis été changés en hommes, mais les cornes nous sont restées, et nous en frappons quiconque veut nous faire labourer pour lui et non pas pour nous.
    Plein de toutes ces réflexions, je me complaisais à penser qu'il y a une loi naturelle indépendante de toutes les conventions humaines: le fruit de mon travail doit être à moi; je dois honorer mon père et ma mère; je n'ai nul droit sur la vie de mon prochain, et mon prochain n'en a point sur la mienne, etc. Mais quand je songeai que, depuis Chodorlahomor jusqu'à Mentzel , colonel des housards, chacun tue loyalement et pille son prochain avec une patente dans sa poche, je fus très affligé.
    On me dit que parmi les voleurs il y avait des lois, et qu'il y en avait aussi à la guerre. Je demandai ce que c'était que ces lois de la guerre. C'est, me dit-on, de pendre un brave officier qui aura tenu dans un mauvais poste sans canon contre une armée royale; c'est de faire pendre un prisonnier, si on a pendu un des vôtres; c'est de mettre à feu et à sang les villages qui n'auront pas apporté toute leur subsistance au jour marqué, selon les ordres du gracieux souverain du voisinage. Bon, dis-je, voilà l'Esprit des lois.
    Après avoir été bien instruit, je découvris qu'il y a de sages lois par lesquelles un berger est condamné à neuf ans de galères pour avoir donné un peu de sel étranger à ses moutons. Mon voisin a été ruiné par un procès pour deux chênes qui lui appartenaient, qu'il avait fait couper dans son bois, parce qu'il n'avait pu observer une formalité qu'il n'avait pu connaître: sa femme est morte dans la misère, et son fils traîne une vie plus malheureuse. J'avoue que ces lois sont justes, quoique leur exécution soit un peu dure; mais je sais mauvais gré aux lois qui autorisent cent mille hommes à aller loyalement égorger cent mille voisins. Il m'a paru que la plupart des hommes ont reçu de la nature assez de sens commun pour faire des lois, mais que tout le monde n'a pas assez de justice pour faire de bonnes lois.
    Assemblez d'un bout de la terre à l'autre les simples et tranquilles agriculteurs; ils conviendront tous aisément qu'il doit être permis de vendre à ses voisins l'excédant de son blé, et que la loi contraire est inhumaine et absurde; que les monnaies représentatives des denrées ne doivent pas être plus altérées que les fruits de la terre; qu'un père de famille doit être le maître chez soi; que la religion doit rassembler les hommes pour les unir, et non pour en faire des fanatiques et des persécuteurs; que ceux qui travaillent ne doivent pas se priver du fruit de leurs travaux pour en doter la superstition et l'oisiveté: ils feront en une heure trente lois de cette espèce, toutes utiles au genre humain.
    Mais que Tamerlan arrive et subjugue l'Inde, alors vous ne verrez plus que des lois arbitraires. L'une accablera une province pour enrichir un publicain de Tamerlan; l'autre fera un crime de lèse-majesté d'avoir mal parlé de la maîtresse du premier valet-de-chambre d'un raïa; une troisième ravira la moitié de la récolte de l'agriculteur, et lui contestera le reste; il y aura enfin des lois par lesquelles un appariteur tartare viendra saisir vos enfants au berceau, fera du plus robuste un soldat, et du plus faible un eunuque, et laissera le père et la mère sans secours et sans consolation.
    Or lequel vaut le mieux d'être le chien de Tamerlan ou son sujet ? Il est clair que la condition de son chien est fort supérieure.

Dictionnaire philosophique de Voltaire. 2014.

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