- MONSTRES
- Il est plus difficile qu'on ne pense de définir les monstres. Donnerons-nous ce nom à un animal énorme, à un poisson, à un serpent de quinze pieds de long ? mais il y en a de vingt, de trente pieds, auprès desquels les premiers seraient peu de chose.Il y a les monstres par défaut. Mais si les quatre petits doigts des pieds et des mains manquent à un homme bien fait, et d'une figure gracieuse, sera-t-il un monstre ? Les dents lui sont plus nécessaires. J'ai vu un homme né sans aucune dent; il était d'ailleurs très agréable. La privation des organes de la génération, bien plus nécessaires encore, ne constitue point un animal monstrueux.Il y a les monstres par excès; mais ceux qui ont six doigts, le croupion alongé en forme de petite queue, trois testicules, deux orifices à la verge, ne sont pas réputés monstres.La troisième espèce est de ceux qui auraient des membres d'autres animaux, comme un lion avec des ailes d'autruche, un serpent avec des ailes d'aigle, tel que le griffon et l'ixion des Juifs. Mais toutes les chauves-souris sont pourvues d'ailes; les poissons volants en ont, et ne sont point des monstres.Réservons donc ce nom pour les animaux dont les difformités nous font horreur.Le premier nègre pourtant fut un monstre pour les femmes blanches, et la première de nos beautés fut un monstre aux yeux des nègres.Si Polyphème et les cyclopes avaient existé, les gens qui portaient des yeux aux deux côtés de la racine du nez auraient été déclarés monstres dans l'île de Lipari et dans le voisinage de l'Etna.J'ai vu une femme à la Foire qui avait quatre mamelles et une queue de vache à la poitrine. Elle était monstre, sans difficulté, quand elle laissait voir sa gorge, et femme de mise quand elle la cachait.Les centaures, les minotaures auraient été des monstres, mais de beaux monstres. Surtout un corps de cheval bien proportionné, qui aurait servi de base à la partie supérieure d'un homme, aurait été un chef-d'oeuvre sur la terre; ainsi que nous nous figurons comme des chefs-d'oeuvre du ciel ces esprits que nous appelons anges, et que nous peignons, que nous sculptons dans nos églises, tantôt ornés de deux ailes, tantôt de quatre, et même de six.Nous avons déjà demandé avec le sage Locke quelle est la borne entre la figure humaine et l'animale, quel est le point de monstruosité auquel il faut se fixer pour ne pas baptiser un enfant, pour ne le pas compter de notre espèce, pour ne lui pas accorder une âme. Nous avons vu que cette borne est aussi difficile à poser qu'il est difficile de savoir ce que c'est qu'une âme, car il n'y a que les théologiens qui le sachent.Pourquoi les satyres que vit saint Jérôme, nés de filles et de singes, auraient-ils été réputés monstres ? ne se seraient-ils pas crus au contraire mieux partagés que nous ? n'auraient-ils pas eu plus de force et plus d'agilité ? ne se seraient-ils pas moqués de notre espèce, à qui la cruelle nature a refusé des vêtements et des queues ? Un mulet né de deux espèces différentes, un jumart fils d'un taureau et d'une jument, un tarin né, dit-on, d'un serin et d'une linotte, ne sont point des monstres.Mais comment les mulets, les jumarts, les tarins, etc., qui sont engendrés, n'engendrent-ils point ? et comment les séministes, les ovistes, les animalculistes, expliquent-ils la formation de ces métis ?Je vous répondrai qu'ils ne l'expliquent point du tout. Les séministes n'ont jamais connu la façon dont la semence d'un âne ne communique à son mulet que ses oreilles et un peu de son derrière. Les ovistes ne font comprendre ni ne comprennent par quel art une jument peut avoir dans son oeuf autre chose qu'un cheval. Et les animalculistes ne voient point comment un petit embryon d'âne vient mettre ses oreilles dans une matrice de cavale.Celui qui, dans sa Vénus physique, prétendit que tous les animaux et tous les monstres se formaient par attraction, réussit encore moins que les autres à rendre raison de ces phénomènes si communs et si surprenants.Hélas ! mes amis, nul de vous ne sait comment il fait des enfants: vous ignorez les secrets de la nature dans l'homme, et vous voulez les deviner dans le mulet !A toute force vous pourrez dire d'un monstre par défaut: Toute la semence nécessaire n'est pas parvenue à sa place, ou bien le petit ver spermatique a perdu quelque chose de sa substance, ou bien l'oeuf s'est froissé. Vous pourrez, sur un monstre par excès, imaginer que quelques parties superflues du sperme ont surabondé; que de deux vers spermatiques réunis, l'un n'a pu animer qu'un membre de l'animal, et que ce membre est resté de surérogation; que deux oeufs se sont mêlés, et qu'un de ces oeufs n'a produit qu'un membre, lequel s'est joint au corps de l'autre.Mais que direz-vous de tant de monstruosités par addition de parties animales étrangères ? comment expliquerez-vous une écrevisse sur le cou d'une fille ? une queue de rat sur une cuisse, et surtout les quatre pis de vache avec la queue qu'on a vus à la foire Saint-Germain ? vous serez réduits à supposer que la mère de cette femme était de la famille de Pasiphaé.Allons, courage, disons ensemble: Que sais-je ?
Dictionnaire philosophique de Voltaire. 2014.