ORACLES

ORACLES
SECTION PREMIÈRE.
    Depuis que la secte des pharisiens, chez le peuple juif, eut fait connaissance avec le diable, quelques raisonneurs d'entre eux commencèrent à croire que ce diable et ses compagnons inspiraient chez toutes les autres nations les prêtres et les statues qui rendaient des oracles. Les saducéens n'en croyaient rien, ils n'admettaient ni anges ni démons. Il paraît qu'ils étaient plus philosophes que les pharisiens, par conséquent moins faits pour avoir du crédit sur le peuple.
    Le diable faisait tout parmi la populace juive du temps de Gamaliel, de Jean le baptiseur, de Jacques Oblia, et de Jésus son frère, qui fut notre sauveur Jésus-Christ. Aussi vous voyez que le diable transporte Jésus tantôt dans le désert, tantôt sur le faîte du temple, tantôt sur une colline voisine dont on découvre tous les royaumes de la terre; le diable entre dans le corps des garçons et des filles, et des animaux.
    Les chrétiens, quoique ennemis mortels des pharisiens, adoptèrent tout ce que les pharisiens avaient imaginé du diable, ainsi que les Juifs avaient autrefois introduit chez eux les coutumes et les cérémonies des Égyptiens. Rien n'est si ordinaire que d'imiter ses ennemis, et d'employer leurs armes.
    Bientôt les Pères de l'Église attribuèrent au diable toutes les religions qui partageaient la terre, tous les prétendus prodiges, tous les grands événements, les comètes, les pestes, le mal caduc, les écrouelles, etc. Ce pauvre diable, qu'on disait rôti dans un trou sous la terre, fut tout étonné de se trouver le maître du monde. Son pouvoir s'accrut ensuite merveilleusement par l'institution des moines.
    La devise de tous ces nouveaux venus était: Donnez-moi de l'argent, et je vous délivrerai du diable. Leur puissance céleste et terrestre reçut enfin un terrible échec de la main de leur confrère Luther, qui, se brouillant avec eux pour un intérêt de besace, découvrit tous les mystères. Hondorff, témoin oculaire, nous rapporte que les réformés ayant chassé les moines d'un couvent d'Eisenach dans la Thuringe, y trouvèrent une statue de la vierge Marie et de l'enfant Jésus, faite par tel art, que lorsqu'on mettait des offrandes sur l'autel, la vierge et l'enfant baissaient la tête en signe de reconnaissance, et tournaient le dos à ceux qui venaient les mains vides.
    Ce fut bien pis en Angleterre: lorsqu'on fit, par ordre de Henri VIII, la visite juridique de tous les couvents, la moitié des religieuses étaient grosses, et ce n'était point par l'opération du diable. L'évêque Burnet rapporte que dans cent quarante-quatre couvents, les procès-verbaux des commissaires du roi attestèrent des abominations dont n'approchaient pas celles de Sodome et de Gomorrhe. En effet, les moines d'Angleterre devaient être plus débauchés que les Sodomites, puisqu'ils étaient plus riches. Ils possédaient les meilleures terres du royaume. Le terrain de Sodome et de Gomorrhe, au contraire, ne produisant ni blé, ni fruits, ni légumes, et manquant d'eau potable, ne pouvait être qu'un désert affreux, habité par des misérables trop occupés de leurs besoins pour connaître les voluptés.
    Enfin, ces superbes asiles de la fainéantise ayant été supprimés par acte du parlement, on étala dans la place publique tous les instruments de leurs fraudes pieuses: le fameux crucifix de Boksley, qui se remuait et qui marchait comme une marionnette; des fioles de liqueur rouge qu'on faisait passer pour du sang que versaient quelquefois des statues des saints, quand ils étaient mécontents de la cour; des moules de fer-blanc dans lesquels on avait soin de mettre continuellement des chandelles allumées, pour faire croire au peuple que c'était la même chandelle qui ne s'éteignait jamais; des sarbacanes, qui passaient de la sacristie dans la voûte de l'église, par lesquelles des voix célestes se faisaient quelquefois entendre à des dévotes payées pour les écouter; enfin tout ce que la friponnerie inventa jamais pour subjuguer l'imbécillité.
    Alors plusieurs savants de l'Europe, bien certains que les moines et non les diables avaient mis en usage tous ces pieux stratagèmes, commencèrent à croire qu'il en avait été de même chez les anciennes religions; que tous les oracles et tous les miracles tant vantés dans l'antiquité n'avaient été que des prestiges de charlatans; que le diable ne s'était jamais mêlé de rien; mais que seulement les prêtres grecs, romains, syriens, égyptiens, avaient été encore plus habiles que nos moines.
    Le diable perdit donc beaucoup de son crédit, jusqu'à ce qu'enfin le bonhomme Bekker, dont vous pouvez consulter l'article , écrivit son ennuyeux livre contre le diable, et prouva par cent arguments qu'il n'existait point. Le diable ne lui répondit point; mais les ministres du saint Évangile, comme vous l'avez vu, lui répondirent; ils punirent le bon Bekker d'avoir divulgué leur secret, et lui ôtèrent sa cure; de sorte que Bekker fut la victime de la nullité de Beelzébuth.
    C'était le sort de la Hollande de produire les plus grands ennemis du diable. Le médecin Van-Dale, philosophe humain, savant très profond, citoyen plein de charité, esprit d'autant plus hardi que sa hardiesse était fondée sur la vertu, entreprit enfin d'éclairer les hommes, toujours esclaves des anciennes erreurs, et toujours épaississant le bandeau qui leur couvre les yeux, jusqu'à ce que quelque grand trait de lumière leur découvre un coin de vérité, dont la plupart sont très indignes. Il prouva, dans un livre plein de l'érudition la plus recherchée, que les diables n'avaient jamais rendu aucun oracle, n'avaient opéré aucun prodige, ne s'étaient jamais mêlés de rien, et qu'il n'y avait eu de véritables démons que les fripons qui avaient trompé les hommes. Il ne faut pas que le diable se joue jamais à un savant médecin. Ceux qui connaissent un peu la nature sont fort dangereux pour les faiseurs de prestiges. Je conseille au diable de s'adresser toujours aux facultés de théologie, et jamais aux facultés de médecine.
    Van-Dale prouva donc par mille monuments que non seulement les oracles des païens n'avaient été que des tours de prêtres, mais que ces friponneries consacrées dans tout l'univers n'avaient point fini du temps de Jean le baptiseur et de Jésus-Christ, comme on le croyait pieusement. Rien n'était plus vrai, plus palpable, plus démontré que cette vérité annoncée par le médecin Van-Dale; et il n'y a pas aujourd'hui un honnête homme qui la révoque en doute.
    Le livre de Van-Dale n'est peut-être pas bien méthodique; mais c'est un des plus curieux qu'on ait jamais faits. Car depuis les fourberies grossières du prétendu Hystaspe et des sibylles; depuis l'histoire apocryphe du voyage de Simon Barjone à Rome, et des compliments que Simon le magicien lui envoya faire par son chien; depuis les miracles de saint Grégoire Thaumaturge, et surtout de la lettre que ce saint écrivit au diable, et qui fut portée à son adresse, jusqu'aux miracles des révérends pères jésuites et des révérends pères capucins, rien n'est oublié. L'empire de l'imposture et de la bêtise est dévoilé dans ce livre aux yeux de tous les hommes qui savent lire, mais ils sont en petit nombre.
    Il s'en fallait beaucoup que cet empire fût détruit alors en Italie, en France, en Espagne, dans les états autrichiens, et surtout en Pologne, où les jésuites dominaient. Les possessions du diable, les faux miracles, inondaient encore la moitié de l'Europe abrutie. Voici ce que Van-Dale raconte d'un oracle singulier qui fut rendu de son temps à Terni, dans les états du pape, vers l'an 1650, et dont la relation fut imprimée à Venise par ordre de la seigneurie.
    Un ermite, nommé Pasquale, ayant ouï dire que Jacovello, bourgeois de Terni, était fort avare et fort riche, vint faire à Terni ses oraisons dans l'église que fréquentait Jacovello, lia bientôt amitié avec lui, le flatta dans sa passion, et lui persuada que c'était une oeuvre très agréable à Dieu de faire valoir son argent; que cela même était expressément recommandé dans l'Évangile, puisque le serviteur négligent, qui n'a pas fait valoir l'argent de son maître à cinq cents pour cent, est jeté dans les ténèbres extérieures.
    Dans les conversations que l'ermite avait avec Jacovello, il l'entretint souvent des beaux discours tenus par plusieurs crucifix, et par une quantité de bonnes vierges d'Italie. Jacovello convenait que les statues des saints parlaient quelquefois aux hommes, et lui disait qu'il se croirait prédestiné si jamais il pouvait entendre parler l'image d'un saint.
    Le bon Pasquale lui répondit qu'il espérait lui donner cette satisfaction dans peu de temps; qu'il attendait incessamment de Rome une tête de mort, dont le pape avait fait présent à un ermite son confrère; que cette tête parlait comme les arbres de Dodone, et comme l'ânesse de Balaam. Il lui montra en effet la tête quatre jours après. Il demanda à Jacovello la clef d'une petite cave et d'une chambre au-dessus, afin que personne ne fût témoin du mystère. L'ermite Pasquale ayant fait passer de la cave un tuyau qui entrait dans la tête, et ayant tout disposé, se mit en prières avec son ami Jacovello: la tête alors parla en ces mots: " Jacovello, Dieu veut récompenser ton zèle. Je t'avertis qu'il y a un trésor de cent mille écus sous un if à l'entrée de ton jardin. Tu mourras de mort subite, si tu cherches ce trésor avant d'avoir mis devant moi une marmite remplie de dix marcs d'or en espèces. "
    Jacovello courut vite à son coffre, et apporta devant l'oracle sa marmite et ses dix marcs. Le bon ermite avait eu la précaution de se munir d'une marmite semblable qu'il remplit de sable. Il la substitua prudemment à la marmite de Jacovello quand celui-ci eut le dos tourné, et laissa le bon Jacovello avec une tête de mort de plus, et dix marcs d'or de moins.
    C'est à peu près ainsi que se rendaient tous les oracles, à commencer par celui de Jupiter-Ammon, et à finir par celui de Trophonius.
    Un des secrets des prêtres de l'antiquité, comme des nôtres, était la confession dans les mystères. C'était là qu'ils apprenaient toutes les affaires des familles, et qu'ils se mettaient en état de répondre à la plupart de ceux qui venaient les interroger. C'est à quoi se rapporte ce grand mot que Plutarque a rendu célèbre. Un prêtre voulant confesser un initié, celui-ci lui demanda: A qui me confesserai-je ? est-ce à toi ou à Dieu ? C'est à Dieu, reprit le prêtre. - Sors donc d'ici, homme; et laisse-moi avec Dieu.
    Je ne finirais point si je rapportais toutes les choses intéressantes dont Van-Dale a enrichi son livre. Fontenelle ne le traduisit pas; mais il en tira ce qu'il crut de plus convenable à sa nation, qui aime mieux les agréments que la science. Il se fit lire par ceux qu'on appelait en France la bonne compagnie; et Van-Dale, qui avait écrit en latin et en grec, n'avait été lu que par des savants. Le diamant brut de Van-Dale brilla beaucoup quand il fut taillé par Fontenelle; le succès fut si grand que les fanatiques furent en alarmes. Fontenelle avait eu beau adoucir les expressions de Van-Dale, et s'expliquer quelquefois en Normand, il ne fut que trop entendu par les moines, qui n'aiment pas qu'on leur dise que leurs confrères ont été des fripons.
    Un nommé Baltus, jésuite, né dans le pays Messin, l'un de ces savants qui savent consulter de vieux livres, les falsifier, et les citer mal à propos, prit le parti du diable contre Van-Dale et Fontenelle. Le diable ne pouvait choisir un avocat plus ennuyeux: son nom n'est aujourd'hui connu que par l'honneur qu'il eut d'écrire contre deux hommes célèbres qui avaient raison.
    Baltus, en qualité de jésuite, cabala auprès de ses confrères, qui étaient alors autant élevés en crédit qu'ils sont depuis tombés dans l'opprobre. Les jansénistes, de leur côté, plus énergumènes que les jésuites, crièrent encore plus haut qu'eux. Enfin tous les fanatiques furent persuadés que la religion chrétienne était perdue si le diable n'était conservé dans ses droits.
    Peu à peu les livres des jansénistes et des jésuites sont tombés dans l'oubli. Le livre de Van-Dale est resté pour les savants, et celui de Fontenelle pour les gens d'esprit.
    A l'égard du diable, il est comme les jésuites et les jansénistes, il perd son crédit de plus en plus.
SECTION II.
    Quelques histoires surprenantes d'oracles, qu'on croyait ne pouvoir attribuer qu'à des génies, ont fait penser aux chrétiens qu'ils étaient rendus par les démons, et qu'ils avaient cessé à la venue de Jésus-Christ: on se dispensait par là d'entrer dans la discussion des faits, qui eût été longue et difficile; et il semblait qu'on confirmât la religion qui nous apprend l'existence des démons, en leur rapportant ces événements.
    Cependant les histoires qu'on débitait sur les oracles doivent être fort suspectes. Celle de Thamus, à laquelle Eusèbe donne sa croyance, et que Plutarque seul rapporte, est suivie dans le même historien d'un autre conte si ridicule qu'il suffirait pour la décréditer; mais de plus elle ne peut recevoir un sens raisonnable. Si ce grand Pan était un démon, les démons ne pouvaient-ils pas se faire savoir sa mort les uns aux autres, sans y employer Thamus ? Si ce grand Pan était Jésus-Christ, comment personne ne fut-il désabusé dans le paganisme, et ne vint-il à penser que le grand Pan fût Jésus-Christ mort en Judée, si c'était Dieu lui-même qui forçait les démons à annoncer cette mort aux païens ?
    L'histoire de Thulis, dont l'oracle est positif sur la Trinité, n'est rapportée que par Suidas. Ce Thulis, roi d'Égypte, n'était pas assurément un des Ptolémées. Que deviendra tout l'oracle de Sérapis, étant certain qu'Hérodote ne parle point de ce dieu, tandis que Tacite conte tout au long comment et pourquoi un des Ptolémées fit venir de Pont le dieu Sérapis, qui n'était alors connu que là ?
    L'oracle rendu à Auguste sur l'enfant hébreu à qui tous les dieux obéissent n'est point du tout recevable. Cedrenus le cite d'Eusèbe, et aujourd'hui il ne s'y trouve plus. Il ne serait pas impossible que Cedrenus citât à faux, ou citât quelque ouvrage faussement attribué à Eusèbe; mais comment les premiers apologistes du christianisme ont-ils tous gardé le silence sur un oracle si favorable à leur religion ?
    Les oracles qu'Eusèbe rapporte de Porphyre, attaché au paganisme, ne sont pas plus embarrassants que les autres. Il nous les donne dépouillés de tout ce qui les accompagnait dans les écrits de Porphyre. Que savons-nous si ce païen ne les réfutait pas ? selon l'intérêt de sa cause il devait le faire; et s'il ne l'a pas fait, assurément il avait quelque intention cachée, comme de les présenter aux chrétiens à dessein de se moquer de leur crédulité, s'ils les recevaient pour vrais, et s'ils appuyaient leur religion sur de pareils fondements.
    D'ailleurs quelques anciens chrétiens ont reproché aux païens qu'ils étaient joués par leurs prêtres. Voici comme en parle Clément d'Alexandrie: Vante-nous, dit-il, si tu veux, ces oracles pleins de folie et d'impertinence, ceux de Claros, d'Apollon pythien, de Didyme, d'Amphilochus; tu peux y ajouter les augures et les interprètes des songes et des prodiges. Fais-nous paraître aussi devant l'Apollon pythien ces gens qui devinent par la farine ou par l'orge, et ceux qui ont été si estimés parce qu'ils parlaient du ventre. Que les secrets des temples des Égyptiens, et que la nécromancie des Étrusques, demeurent dans les ténèbres; toutes ces choses ne sont certainement que des impostures extravagantes et de pures tromperies pareilles à celles des jeux de dés. Les chèvres qu'on a dressées à la divination, les corbeaux qu'on a instruits à rendre des oracles, ne sont, pour ainsi dire, que les associés des charlatans qui fourbent tous les hommes.
    Eusèbe étale à son tour d'excellentes raisons pour prouver que les oracles ont pu n'être que des impostures; et s'il les attribue aux démons, c'est par l'effet d'un préjugé pitoyable, et par un respect forcé pour l'opinion commune. Les païens n'avaient garde de consentir que leurs oracles ne fussent qu'un artifice de leurs prêtres; on crut donc, par une mauvaise manière de raisonner, gagner quelque chose dans la dispute, en leur accordant que quand même il y aurait eu du surnaturel dans leurs oracles, cet ouvrage n'était pas celui de la Divinité, mais des démons.
    Il n'est plus question de deviner les finesses des prêtres par des moyens qui pourraient eux-mêmes paraître trop fins. Un temps a été qu'on les a découvertes de toutes parts aux yeux de toute la terre; ce fut quand la religion chrétienne triompha hautement du paganisme sous les empereurs chrétiens.
    Théodoret dit que Théophile, évêque d'Alexandrie, fit voir à ceux de cette ville les statues creuses où les prêtres entraient par des chemins cachés pour y rendre les oracles. Lorsque par l'ordre de Constantin on abattit le temple d'Esculape à Égès en Cilicie, on chassa, dit Eusèbe dans la Vie de cet empereur, non pas un dieu, ni un démon, mais le fourbe qui avait si longtemps imposé à la crédulité des peuples. A cela il ajoute en général que dans les simulacres des dieux abattus, on n'y trouvait rien moins que des dieux ou des démons, non pas même quelques malheureux spectres obscurs et ténébreux, mais seulement du foin, de la paille, ou des os de morts.
    La plus grande difficulté qui regarde les oracles est surmontée depuis que nous avons reconnu que les démons n'ont point dû y avoir de part. On n'a plus aucun intérêt à les faire finir précisément à la venue de Jésus-Christ. Voici d'ailleurs plusieurs preuves que les oracles ont duré plus de quatre cents ans après Jésus-Christ, et qu'ils ne sont devenus tout-à-fait muets que lors de l'entière destruction du paganisme.
    Suétone, dans la Vie de Néron, dit que l'oracle de Delphes l'avertit qu'il se donnât de garde des soixante et treize ans; que Néron crut qu'il ne devait mourir qu'à cet âge-là, et ne songea point au vieux Galba qui, étant âgé de soixante et treize ans, lui ôta l'empire.
    Philostrate, dans la Vie d'Apollonius de Tyane qui a vu Domitien, nous apprend qu'Apollonius visita tous les oracles de la Grèce, et celui de Dodone, et celui de Delphes, et celui d'Amphiaraüs.
    Plutarque, qui vivait sous Trajan, nous dit que l'oracle de Delphes était encore sur pied, quoique réduit à une seule prêtresse après en avoir eu deux ou trois.
    Sous Adrien, Dion Chrysostôme raconte qu'il consulta l'oracle de Delphes; et il en rapporta une réponse qui lui parut assez embarrassée, et qui l'est effectivement.
    Sous les Antonins, Lucien assure qu'un prêtre de Tyane alla demander à ce faux prophète Alexandre si les oracles qui se rendaient alors à Didyme, à Claros, et à Delphes, étaient véritablement des réponses d'Apollon, ou des impostures. Alexandre eut des égards pour ces oracles qui étaient de la nature du sien, et répondit au prêtre qu'il n'était pas permis de savoir cela. Mais quand cet habile prêtre demanda ce qu'il serait après sa mort, on lui répondit hardiment: Tu seras chameau, puis cheval, puis philosophe, puis prophète aussi grand qu'Alexandre.
    Après les Antonins, trois empereurs se disputèrent l'empire. On consulta Delphes, dit Spartien, pour savoir lequel des trois la république devait souhaiter. Et l'oracle répondit en un vers: Le noir est le meilleur; l'Africain est le bon; le blanc est le pire. Par le noir on entendait Pescennius Niger: par l'Africain, Severus Septimus qui était d'Afrique; et par le blanc, Claudius Albinus.
    Dion, qui ne finit son Histoire qu'à la huitième année d'Alexandre Sévère, c'est-à-dire l'an 230, rapporte que de son temps Amphilochus rendait encore des oracles en songe. Il nous apprend aussi qu'il y avait dans la ville d'Apollonie un oracle où l'avenir se déclarait par la manière dont le feu prenait à l'encens qu'on jetait sur un autel.
    Sous Aurélien, vers l'an 272, les Palmyréniens révoltés consultèrent un oracle d'Apollon sarpédonien en Cilicie; ils consultèrent encore celui de Vénus aphacite.
    Licinius, au rapport de Sozomène, ayant dessein de recommencer la guerre contre Constantin, consulta l'oracle d'Apollon de Didyme, et en eut pour réponse deux vers d'Homère dont le sens est: Malheureux vieillard, ce n'est point à toi à combattre contre les jeunes gens; tu n'as point de force, et ton âge t'accable.
    Un dieu assez inconnu nommé Besa, selon Ammien Marcellin, rendait encore des oracles sur des billets à Abyde, dans l'extrémité de la Thébaïde, sous l'empire de Constantius.
    Enfin Macrobe, qui vivait sous Arcadius et Honorius fils de Théodose, parle du dieu d'Héliopolis de Syrie et de son oracle, et des Fortunes d'Antium, en des termes qui marquent positivement que tout cela subsistait encore de son temps.
    Remarquons qu'il n'importe que toutes ces histoires soient vraies, ni que ces oracles aient effectivement rendu les réponses qu'on leur attribue. Il suffit qu'on n'a pu attribuer de fausses réponses qu'à des oracles que l'on savait qui subsistaient encore effectivement; et les histoires que tant d'auteurs en ont débitées prouvent assez qu'ils n'avaient pas cessé, non plus que le paganisme.
    Constantin abattit peu de temples; encore n'osa-t-il les abattre qu'en prenant le prétexte des crimes qui s'y commettaient. C'est ainsi qu'il fit renverser celui de Vénus aphacite, et celui d'Esculape qui était à Égès en Cilicie, tous deux temples à oracles; mais il défendit que l'on sacrifiât aux dieux, et commença à rendre par cet édit les temples inutiles.
    Il restait encore beaucoup d'oracles lorsque Julien parvint à l'empire; il en rétablit quelques uns qui étaient ruinés, et il voulut même être prophète de celui de Didyme. Jovien son successeur commençait à se porter avec zèle à la destruction du paganisme; mais en sept mois qu'il régna, il ne put faire de grands progrès. Théodose, pour y parvenir, ordonna de fermer tous les temples des païens. Enfin l'exercice de cette religion fut défendu sous peine de la vie par une constitution des empereurs Valentinien et Marcien, l'an 451 de l'ère vulgaire, et le paganisme enveloppa nécessairement les oracles dans sa ruine.
    Cette manière de finir n'a rien de surprenant, elle était la suite naturelle de l'établissement d'un nouveau culte. Les faits miraculeux, ou plutôt qu'on veut donner pour tels, diminuent dans une fausse religion, ou à mesure qu'elle s'établit, parce qu'elle n'en a plus besoin, ou à mesure qu'elle s'affaiblit, parce qu'ils n'obtiennent plus de croyance. Le désir si vif et si inutile de connaître l'avenir donna naissance aux oracles; l'imposture les accrédita, et le fanatisme y mit le sceau: car un moyen infaillible de faire des fanatiques, c'est de persuader avant que d'instruire. La pauvreté des peuples qui n'avaient plus rien à donner, la fourberie découverte dans plusieurs oracles, et conclue dans les autres, enfin les édits des empereurs chrétiens, voilà les causes véritables de l'établissement et de la cessation de ce genre d'imposture: des circonstances contraires l'ont fait disparaître; ainsi les oracles ont été soumis à la vicissitude des choses humaines.
    On se retranche à dire que la naissance de Jésus-Christ est la première époque de leur cessation; mais pourquoi certains démons ont-ils fui tandis que les autres restaient ? D'ailleurs l'histoire ancienne prouve invinciblement que plusieurs oracles avaient été détruits avant cette naissance; tous les oracles brillants de la Grèce n'existaient plus, ou presque plus, et quelquefois l'oracle se trouvait interrompu par le silence d'un honnête prêtre qui ne voulait pas tromper le peuple. L'oracle de Delphes, dit Lucain, est demeuré muet depuis que les princes craignent l'avenir; ils ont défendu aux dieux de parler, et les dieux ont obéi.
ORAISON, PRIÈRE PUBLIQUE, ACTION DE GRÂCES , ETC.
    Il reste très peu de formules de prières publiques des peuples anciens.
    Nous n'avons que la belle hymne d'Horace pour les jeux séculaires des anciens Romains. Cette prière est du rhythme et de la mesure que les autres Romains ont imités longtemps après dans l'hymne Ut queant laxis resonare fibris.
    Le Pervigilium Veneris est dans un goût recherché, et n'est pas peut-être digne de la noble simplicité du règne d'Auguste. Il se peut que cette hymne à Vénus ait été chantée dans les fêtes de la déesse; mais on ne doute pas qu'on n'ait chanté le poème d'Horace avec la plus grande solennité.
    Il faut avouer que le poème séculaire d'Horace est un des plus beaux morceaux de l'antiquité, et que l'hymne Ut queant laxis est un des plus plats ouvrages que nous ayons eus dans les temps barbares de la décadence de la langue latine. L'Église catholique, dans ces temps-là, cultivait mal l'éloquence et la poésie. On sait bien que Dieu préfère de mauvais vers récités avec un coeur pur, aux plus beaux vers du monde bien chantés par des impies: mais enfin de bons vers n'ont jamais rien gâté, toutes choses étant d'ailleurs égales.
    Rien n'approcha jamais parmi nous des jeux séculaires qu'on célébrait de cent dix ans en cent dix ans; notre jubilé n'en est qu'une bien faible copie. On dressait trois autels magnifiques sur les bords du Tibre; Rome entière était illuminée pendant trois nuits; quinze prêtres distribuaient l'eau lustrale et des cierges aux Romains et aux Romaines qui devaient chanter les prières. On sacrifiait d'abord à Jupiter comme au grand dieu, au maître des dieux, et ensuite à Junon, à Apollon, à Latone, à Diane, à Cérès, à Pluton, à Proserpine, aux Parques, comme à des puissances subalternes. Chacune de ces divinités avait son hymne et ses cérémonies. Il y avait deux choeurs, l'un de vingt-sept garçons, l'autre de vingt-sept filles, pour chacun des dieux. Enfin le dernier jour les garçons et les filles couronnés de fleurs chantaient l'ode d'Horace.
    Il est vrai que dans les maisons on chantait à table ses autres odes pour le petit Ligurinus, pour Lyciscus, et pour d'autres petits fripons, lesquels n'inspiraient pas la plus grande dévotion: mais il y a temps pour tout; pictoribus atque poetis. Le Carrache, qui dessina les figures de l'Arétin, peignit aussi des saints; et dans tous nos colléges nous avons passé à Horace ce que les maîtres de l'empire romain lui passaient sans difficulté.
    Pour des formules de prières, nous n'avons que de très légers fragments de celle qu'on récitait aux mystères d'Isis. Nous l'avons citée ailleurs , nous la rapporterons encore ici, parce qu'elle n'est pas longue et qu'elle est belle.
    " Les puissances célestes te servent, les enfers te sont soumis, l'univers tourne sous ta main, tes pieds foulent le Tartare, les astres répondent à ta voix, les saisons reviennent à tes ordres, les éléments t'obéissent. "
    Nous répéterons aussi la formule qu'on attribue à l'ancien Orphée, laquelle nous paraît encore supérieure à celle d'Isis:
    " Marchez dans la voie de la justice, adorez le seul maître de l'univers: il est un, il est seul par lui-même; tous les êtres lui doivent leur existence; il agit dans eux et par eux; il voit tout, et jamais il n'a été vu des yeux mortels. "
    Ce qui est fort extraordinaire, c'est que dans le Lévitique, dans le Deutéronome des Juifs, il n'y a pas une seule prière publique, pas une seule formule. Il semble que les lévites ne fussent occupés qu'à partager les viandes qu'on leur offrait. On ne voit pas même une seule prière instituée pour leurs grandes fêtes de la pâque, de la pentecôte, des trompettes, des tabernacles, de l'expiation générale, et des néoménies.
    Les savants conviennent assez unanimement qu'il n'y eut de prières réglées chez les Juifs, que lorsqu'étant esclaves à Babylone, ils en prirent un peu les moeurs, et qu'ils apprirent quelques sciences de ce peuple si policé et si puissant. Ils empruntèrent tout des Chaldéens-Persans, jusqu'à leur langue, leurs caractères, leurs chiffres; et, joignant quelques coutumes nouvelles à leurs anciens rites égyptiaques, ils devinrent un peuple nouveau, qui fut d'autant plus superstitieux, qu'au sortir d'un long esclavage ils furent toujours encore dans la dépendance de leurs voisins.
    .... " In rebus acerbis
    Acrius advertunt animos ad relligionem. "
    LUCRÈCE, III, 53-54.
    Pour les dix autres tribus qui avaient été dispersées auparavant, il est à croire qu'elles n'avaient pas plus de prières publiques que les deux autres, et qu'elles n'avaient pas même encore une religion bien fixe et bien déterminée, puisqu'elles l'abandonnèrent si facilement, et qu'elles oublièrent jusqu'à leur nom; ce que ne fit pas le petit nombre de pauvres infortunés qui vinrent rebâtir Jérusalem.
    C'est donc alors que ces deux tribus, ou plutôt ces deux tribus et demie, semblèrent s'attacher à des rites invariables, qu'ils écrivirent, qu'ils eurent des prières réglées. C'est alors seulement que nous commençons à voir chez eux des formules de prières. Esdras ordonna deux prières par jour, et il en ajouta une troisième pour le jour du sabbat: on dit même qu'il institua dix-huit prières (afin qu'on pût choisir), dont la première commence ainsi:
    " Sois béni, Seigneur Dieu de nos pères, Dieu d'Abraham, d'Isaac, de Jacob, le grand Dieu, le puissant, le terrible, le haut élevé, le distributeur libéral des biens, le plasmateur et le possesseur du monde, qui te souviens des bonnes actions, et qui envoies un libérateur à leurs descendants pour l'amour de ton nom. O roi, notre secours, notre sauveur, notre bouclier, sois béni, Seigneur, bouclier d'Abraham ! "
    On assure que Gamaliel, qui vivait du temps de Jésus-Christ, et qui eut de si grands démêlés avec saint Paul, institua une dix-neuvième prière, que voici:
    " Accorde la paix, les bienfaits, la bénédiction, la grâce, la bénignité et la piété à nous et à Israël ton peuple. Bénis-nous, ô notre père ! bénis-nous tous ensemble par la lumière de ta face; car par la lumière de ta face tu nous as donné, Seigneur notre Dieu, la loi de vie, l'amour, la bénignité, l'équité, la bénédiction, la piété, la vie, et la paix. Qu'il te plaise de bénir en tout temps et à tout moment ton peuple d'Israël en lui accordant la paix. Béni sois-tu, Seigneur, qui bénis ton peuple d'Israël en lui donnant la paix. Amen. "
    Il y a une chose assez importante à observer dans plusieurs prières, c'est que chaque peuple a toujours demandé tout le contraire de ce que demandait son voisin.
    Les Juifs priaient Dieu, par exemple, d'exterminer les Syriens, Babyloniens, Égyptiens; et ceux-ci priaient Dieu d'exterminer les Juifs: aussi le furent-ils, comme les dix tribus qui avaient été confondues parmi tant de nations; et ceux-ci furent plus malheureux, car s'étant obstinés à demeurer séparés de tous les autres peuples, étant au milieu des peuples, ils n'ont pu jouir d'aucun avantage de la société humaine.
    De nos jours, dans nos guerres si souvent entreprises pour quelques villes ou pour quelques villages, les Allemands et les Espagnols, quand ils étaient les ennemis des Français, priaient la sainte Vierge du fond de leur coeur de bien battre les Welches et les Gavaches , lesquels de leur côté suppliaient la sainte Vierge de détruire les Maranes et les Teutons.
    En Angleterre, la Rose rouge faisait les plus ardentes prières à saint George, pour obtenir que tous les partisans de la Rose blanche fussent jetés au fond de la mer: la Rose blanche répondait par de pareilles supplications. On sent combien saint George devait être embarrassé; et si Henri VII n'était pas venu à son secours, George ne se serait jamais tiré de là.

Dictionnaire philosophique de Voltaire. 2014.

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