- SAMOTHRACE
- Que la fameuse île de Samothrace soit à l'embouchure de l'Hèbre, comme le disent tant de dictionnaires, ou qu'elle en soit à vingt milles, comme c'est la vérité, ce n'est pas ce que je recherche.Cette île fut longtemps la plus célèbre de tout l'Archipel, et même de toutes les îles. Ses dieux Cabires, ses hiérophantes, ses mystères, lui donnèrent autant de réputation que le trou Saint-Patrice en eut en Irlande il n'y a pas longtemps.Cette Samothrace, qu'on appelle aujourd'hui Samandrachi, est un rocher recouvert d'un peu de terre stérile, habitée par de pauvres pêcheurs. Ils seraient bien étonnés si on leur disait que leur île eut autrefois tant de gloire; et ils diraient: Qu'est-ce que la gloire ?Je demande ce qu'étaient ces hiérophantes, ces francs-maçons sacrés qui célébraient leurs mystères antiques de Samothrace, et d'où ils venaient, eux et leurs dieux Cabires ?Il n'est pas vraisemblable que ces pauvres gens fussent venus de Phénicie, comme le dit Bochart avec ses étymologies hébraïques, et comme le dit après lui l'abbé Banier. Ce n'est pas ainsi que les dieux s'établissent; ils sont comme les conquérants, qui ne subjuguent les peuples que de proche en proche. Il y a trop loin de la Phénicie à cette pauvre île pour que les dieux de la riche Sidon et de la superbe Tyr soient venus se confiner dans cet ermitage: les hiérophantes ne sont pas si sots.Le fait est qu'il y avait des dieux Cabires, des prêtres Cabires, des mystères Cabires, dans cette île chétive et stérile. Non seulement Hérodote en parle; mais le Phénicien Sanchoniathon, si antérieur à Hérodote, en parle aussi dans ses fragments heureusement conservés par Eusèbe. Et, qui pis est, ce Sanchoniathon, qui vivait certainement avant le temps où l'on place Moïse, cite le grand Thaut, le premier Hermès, le premier Mercure d'Égypte; et ce grand Thaut vivait huit cents ans avant Sanchoniathon, de l'aveu même de ce Phénicien.Les Cabires étaient donc en honneur deux mille trois ou quatre cents ans avant notre ère vulgaire.Maintenant si vous voulez savoir d'où venaient ces dieux Cabires établis en Samothrace, n'est-il pas vraisemblable qu'ils venaient de Thrace, le pays le plus voisin, et qu'on leur avait donné cette petite île pour y jouer leurs farces, et pour gagner quelque argent ? Il se pourrait bien faire qu'Orphée eût été un fameux ménétrier des dieux Cabires.Mais qui étaient ces dieux ? ils étaient ce qu'ont été tous les dieux de l'antiquité, des fantômes inventés par des fripons grossiers, sculptés par des ouvriers plus grossiers encore, et adorés par des brutes appelées hommes.Ils étaient trois Cabires; car nous avons déjà observé que dans l'antiquité tout se faisait par trois.Il faut qu'Orphée soit venu très longtemps après l'invention de ces trois dieux; car il n'en admit qu'un seul dans ses mystères. Je prendrais volontiers Orphée pour un socinien rigide.Je tiens les anciens dieux Cabires pour les premiers dieux des Thraces, quelques noms grecs qu'on leur ait donnés depuis.Mais voici quelque chose de bien plus curieux pour l'histoire de Samothrace. Vous savez que la Grèce et la Thrace ont été affligées autrefois de plusieurs inondations. Vous connaissez les déluges de Deucalion et d'Ogygès. L'île de Samothrace se vantait d'un déluge plus ancien, et son déluge se rapportait assez au temps où l'on prétend que vivait cet ancien roi de Thrace nommé Xissutre, dont nous avons parlé à l'article ARARAT.Vous pouvez vous souvenir que les dieux de Xixutru ou Xissutre, qui étaient probablement les Cabires, lui ordonnèrent de bâtir un vaisseau d'environ trente mille pieds de long sur douze cents pieds de large; que ce vaisseau vogua longtemps sur les montagnes de l'Arménie pendant le déluge; qu'ayant embarqué avec lui des pigeons et beaucoup d'autres animaux domestiques, il lâcha ses pigeons pour savoir si les eaux s'étaient retirées, et qu'ils revinrent tout crottés, ce qui fit prendre à Xissutre le parti de sortir enfin de son grand vaisseau.Vous me direz qu'il est bien étrange que Sanchoniathon n'ait point parlé de cette aventure. Je vous répondrai que nous ne pouvons pas décider s'il l'inséra ou non dans son histoire, vu qu'Eusèbe, qui n'a rapporté que quelques fragments de cet ancien historien, n'avait aucun intérêt à rapporter l'histoire du vaisseau et des pigeons. Mais Bérose la raconte; et il y joint du merveilleux, selon l'usage de tous les anciens.Les habitants de Samothrace avaient érigé des monuments de ce déluge.Ce qui est encore plus étonnant, et ce que nous avons déjà remarqué en partie , c'est que ni la Grèce, ni la Thrace, ni aucun peuple, ne connut jamais le véritable déluge, le grand déluge, le déluge de Noé.Comment, encore une fois, un événement aussi terrible que celui du submergement de toute la terre put-il être ignoré des survivants ? comment le nom de notre père Noé, qui repeupla le monde, put-il être inconnu à tous ceux qui lui devaient la vie ? C'est le plus étonnant de tous les prodiges, que de tant de petits-fils aucun n'ait parlé de son grand-père.Je me suis adressé à tous les doctes; je leur ai dit: Avez-vous jamais lu quelque vieux livre grec, toscan, arabe, égyptien, chaldéen, indien, persan, chinois, où le nom de Noé se soit trouvé ? Ils m'ont tous répondu que non. J'en suis encore tout confondu.Mais que l'histoire de cette inondation universelle se trouve dans une page d'un livre écrit dans un désert par des fugitifs, et que cette page ait été inconnue au reste du monde entier, jusque vers l'an neuf cents de la fondation de Rome, c'est ce qui me pétrifie; je n'en reviens pas. Mon cher lecteur, crions bien fort: O altitudo ignorantiarum !
Dictionnaire philosophique de Voltaire. 2014.