- SCHISME
- On a inséré dans le grand Dictionnaire encyclopédique tout ce que nous avions dit du grand schisme des Grecs et des Latins dans l'Essai sur les moeurs et l'esprit des nations. Nous ne voulons pas nous répéter.Mais en songeant que schisme signifie déchirure, et que la Pologne est déchirée, nous ne pouvons que renouveler nos plaintes sur cette fatale maladie particulière aux chrétiens. Cette maladie, que nous n'avons pas assez décrite, est une espèce de rage qui se porte d'abord aux yeux et à la bouche: on regarde avec un oeil enflammé celui qui ne pense pas comme nous; on lui dit les injures les plus atroces. La rage passe ensuite aux mains; on écrit des choses qui manifestent le transport au cerveau. On tombe dans des convulsions de démoniaque, on tire l'épée, on se bat avec acharnement jusqu'à la mort. La médecine n'a pu jusqu'à présent trouver de remède à cette maladie, la plus cruelle de toutes: il n'y a que la philosophie et le temps qui puissent la guérir.Les Polonais sont aujourd'hui les seuls chez qui la contagion dont nous parlons fasse des ravages. Il est à croire que cette maladie horrible est née chez eux avec la plika. Ce sont deux maladies de la tête qui sont bien funestes. La propreté peut guérir la plika; la seule sagesse peut extirper le schisme.On dit que ces deux maux étaient inconnus chez les Sarmates quand ils étaient païens. La plika n'attaque aujourd'hui que la populace; mais tous les maux nés du schisme dévorent aujourd'hui les plus grands de la république.L'origine de ce mal est dans la fertilité de leurs terres qui produisent beaucoup de blé. Il est bien triste que la bénédiction du ciel les ait rendus si malheureux. Quelques provinces ont prétendu qu'il fallait absolument mettre du levain dans leur pain; mais la plus grande partie du royaume s'est obstinée à croire qu'il y a de certains jours de l'année où la pâte fermentée était mortelle.Voilà une des premières origines du schisme ou de la déchirure de la Pologne; la dispute a aigri le sang. D'autres causes s'y sont jointes.Les uns se sont imaginé, dans les convulsions de cette maladie, que le Saint-Esprit procédait du Père et du Fils, et les autres ont crié qu'il ne procédait que du Père. Les deux partis, dont l'un s'appelle le parti romain, et l'autre le dissident, se sont regardés mutuellement comme des pestiférés; mais, par un symptôme singulier de ce mal, les pestiférés dissidents ont voulu toujours s'approcher des catholiques, et les catholiques n'ont jamais voulu s'approcher d'eux.Il n'y a point de maladie qui ne varie beaucoup. La diète, qu'on croit si salutaire, a été si pernicieuse à cette nation, qu'au sortir d'une diète, au mois de juin 1768, les villes de Uman, de Zablotin, de Tetiou, de Zilianka, de Zafran, ont été détruites et inondées de sang, et que plus de deux cent mille malades ont péri misérablement.D'un côté l'empire de Russie, et de l'autre l'empire de Turquie, ont envoyé cent mille chirurgiens pourvus de lancettes, de bistouris, et de tous les instruments propres à couper les membres gangrenés; la maladie n'en a été que plus violente. Le transport au cerveau a été si furieux , qu'une quarantaine de malades se sont assemblés pour disséquer le roi, qui n'était nullement attaqué du mal, et dont la cervelle et toutes les parties nobles étaient très saines, ainsi que nous l'avons observé à l'article SUPERSTITION. On croit que si on s'en rapportait à lui, il pourrait guérir la nation; mais un des caractères de cette maladie si cruelle est de craindre la guérison, comme les enragés craignent l'eau.Nous avons des savants qui prétendent que ce mal vient anciennement de la Palestine, et que les habitants de Jérusalem et de Samarie en furent longtemps attaqués. D'autres croient que le premier siége de cette peste fut l'Égypte, et que les chiens et les chats, qui étaient en grande considération, étant devenus enragés, communiquèrent la rage du schisme à la plupart des Égyptiens qui avaient la tête faible.On remarque surtout que les Grecs qui voyagèrent en Égypte, comme Timée de Locres et Platon, eurent le cerveau un peu blessé: mais ce n'était ni la rage ni la peste proprement dite; c'était une espèce de délire dont on ne s'apercevait même que difficilement, et qui était souvent caché sous je ne sais quelle apparence de raison. Mais les Grecs ayant, avec le temps, porté leur mal chez les nations de l'Occident et du Septentrion, la mauvaise disposition des cerveaux de nos malheureux pays fit que la petite fièvre de Timée de Locres et de Platon devint chez nous une contagion effroyable, que les médecins appelèrent tantôt intolérance, tantôt persécution, tantôt guerre de religion, tantôt rage, tantôt peste.Nous avons vu quels ravages ce fléau épouvantable a faits sur la terre. Plusieurs médecins se sont présentés de nos jours pour extirper ce mal horrible jusque dans sa racine. Mais qui le croirait ? il se trouve des facultés entières de médecine à Salamanque, à Coïmbre, en Italie, à Paris même, qui soutiennent que le schisme, la déchirure, est nécessaire à l'homme; que les mauvaises humeurs s'évacuent par les blessures qu'elle fait; que l'enthousiasme, qui est un des premiers symptômes du mal, exalte l'âme, et produit de très bonnes choses; que la tolérance est sujette à mille inconvénients; que si tout le monde était tolérant, les grands génies manqueraient de ce ressort qui a produit tant de beaux ouvrages théologiques; que la paix est un grand malheur pour un État, parce que la paix amène les plaisirs, et que les plaisirs, à la longue, pourraient adoucir la noble férocité qui forme les héros; que si les Grecs avaient fait un traité de commerce avec les Troyens, au lieu de leur faire la guerre, il n'y aurait eu ni d'Achille, ni d'Hector, ni d'Homère, et que le genre humain aurait croupi dans l'ignorance.Ces raisons sont fortes, je l'avoue: je demande du temps pour y répondre.
Dictionnaire philosophique de Voltaire. 2014.