DICTIONNAIRE

DICTIONNAIRE
    La méthode des dictionnaires, inconnue à l'antiquité, est d'une utilité qu'on ne peut contester; et l'Encyclopédie, imaginée par MM. d'Alembert et Diderot, achevée par eux et par leurs associés avec tant de succès, malgré ses défauts, en est un assez bon témoignage. Ce qu'on y trouve à l'article DICTIONNAIRE doit suffire, il est fait de main de maître.
    Je ne veux parler ici que d'une nouvelle espèce de dictionnaires historiques qui renferment des mensonges et des satires par ordre alphabétique: tel est le Dictionnaire historique, littéraire et critique, contenant une idée abrégée de la vie des hommes illustres en tout genre, et imprimé en 1758, en six volumes in-8°, sans nom d'auteur.
    Les compilateurs de cet ouvrage commencent par déclarer qu'il a été entrepris " sur les avis de l'auteur de la Gazette ecclésiastique, écrivain redoutable, disent-ils, dont la flèche, déjà comparée à celle de Jonathas, n'est jamais retournée en arrière, et est toujours teinte du sang des morts, du carnage des plus vaillants: A sanguine interfectorum, ab adipe fortium sagitta Jonathoe nunquam rediit retrorsum. "
    On conviendra sans peine que Jonathas, fils de Saül, tué à la bataille de Gelboé, a un rapport immédiat avec un convulsionnaire de Paris qui barbouillait les Nouvelles ecclésiastiques dans un grenier, en 1758.
    L'auteur de cette préface y parle du grand Colbert. On croit d'abord que c'est du ministre d'État qui a rendu de si grands services à la France; point du tout, c'est d'un évêque de Montpellier. Il se plaint qu'un autre dictionnaire n'ait pas assez loué le célèbre abbé d'Asfeld, l'illustre Boursier, le fameux Gennes, l'immortel Laborde, et qu'on n'ait pas dit assez d'injures à l'archevêque de Sens Languet, et à un nommé Fillot, tous gens connus, à ce qu'il prétend, des colonnes d'Hercule à la mer Glaciale. Il promet qu'il sera " vif, fort, et piquant, par principe de religion; qu'il rendra son visage plus ferme que le visage de ses ennemis, et son front plus dur que leur front, selon la parole d'Ézéchiel. "
    Il déclare qu'il a mis à contribution tous les journaux et tous les ana, et il finit par espérer que le ciel répandra ses bénédictions sur son travail.
    Dans ces espèces de dictionnaires, qui ne sont que des ouvrages de parti, on trouve rarement ce qu'on cherche, et souvent ce qu'on ne cherche pas. Au mot Adonis, par exemple, on apprend que Vénus fut amoureuse de lui; mais pas un mot du culte d'Adonis, ou Adonaï chez les Phéniciens; rien sur ces fêtes si antiques et si célèbres, sur les lamentations suivies de réjouissances qui étaient des allégories manifestes, ainsi que les fêtes de Cérès, celles d'Isis, et tous les mystères de l'antiquité. Mais en récompense on trouve la religieuse Adkichomia qui traduisit en vers les psaumes de David au seizième siècle, et Adkichomius qui était apparemment son parent, et qui fit la Vie de Jésus-Christ en bas-allemand.
    On peut bien penser que tous ceux de la faction dont était le rédacteur sont accablés de louanges, et les autres d'injures. L'auteur, ou la petite horde d'auteurs qui ont broché ce vocabulaire d'inepties, dit de Nicolas Boindin, procureur général des trésoriers de France, de l'académie des belles-lettres, qu'il était poète et athée.
    Ce magistrat n'a pourtant jamais fait imprimer de vers, et n'a rien écrit sur la métaphysique ni sur la religion.
    Il ajoute que Boindin sera mis par la postérité au rang des Vanini, des Spinosa, et des Hobbes. Il ignore que Hobbes n'a jamais professé l'athéisme, qu'il a seulement soumis la religion à la puissance souveraine, qu'il appelle le Léviathan. Il ignore que Vanini ne fut point athée; que le mot d'athée même ne se trouve pas dans l'arrêt qui le condamna; qu'il fut accusé d'impiété pour s'être élevé fortement contre la philosophie d'Aristote, et pour avoir disputé aigrement et sans retenue contre un conseiller au parlement de Toulouse, nommé Francon ou Franconi, qui eut le crédit de le faire brûler, parce qu'on fait brûler qui on veut; témoin la pucelle d'Orléans, Michel Servet, le conseiller Dubourg, la maréchale d'Ancre, Urbain Grandier, Morin, et les livres des jansénistes. Voyez d'ailleurs l'apologie de Vanini par le savant La Croze, et l'article ATHÉISME.
    Le vocabuliste traite Boindin de scélérat; ses parents voulaient attaquer en justice et faire punir un auteur qui mérite si bien le nom qu'il ose donner à un magistrat, à un savant estimable: mais le calomniateur se cachait sous un nom supposé, comme la plupart des libellistes.
    Immédiatement après avoir parlé si indignement d'un homme respectable pour lui, il le regarde comme un témoin irréfragable, parce que Boindin, dont la mauvaise humeur était connue, a laissé un Mémoire très mal fait et très téméraire, dans lequel il accuse La Motte, le plus honnête homme du monde, un géomètre, et un marchand quincaillier, d'avoir fait les vers infâmes qui firent condamner Jean-Baptiste Rousseau. Enfin, dans la liste des ouvrages de Boindin, il omet exprès ses excellentes dissertations imprimées dans le Recueil de l'académie des belles-lettres, dont il était un membre très distingué.
    L'article Fontenelle n'est qu'une satire de cet ingénieux et savant académicien dont l'Europe littéraire estime la science et les talents. L'auteur a l'impudence de dire que " son Histoire des oracles ne fait pas honneur à sa religion. " Si Vandale, auteur de l'Histoire des oracles, et son rédacteur Fontenelle, avaient vécu du temps des Grecs et de la république romaine, on pourrait dire, avec raison, qu'ils étaient plutôt de bons philosophes que de bons païens; mais, en bonne foi, quel tort font-ils à la religion chrétienne en faisant voir que les prêtres païens étaient des fripons ? Ne voit-on pas que les auteurs de ce libelle, intitulé Dictionnaire, plaident leur propre cause ? Jam proximus ardet Ucalegon. Mais serait-ce insulter à la religion chrétienne que de prouver la friponnerie des convulsionnaires ? Le gouvernement a fait plus, il les a punis, sans être accusé d'irréligion.
    Le libelliste ajoute qu'il soupçonne Fontenelle de n'avoir rempli ses devoirs de chrétien que par mépris pour le christianisme même. C'est une étrange démence dans ces fanatiques de crier toujours qu'un philosophe ne peut être chrétien; il faudrait les excommunier et les punir pour cela seul: car c'est assurément vouloir détruire le christianisme, que d'assurer qu'il est impossible de bien raisonner, et de croire une religion si raisonnable et si sainte.
    Des-Ivetaux, précepteur de Louis XIII, est accusé d'avoir vécu et d'être mort sans religion. Il semble que les compilateurs n'en aient aucune, ou du moins qu'en violant tous les préceptes de la véritable, ils cherchent partout des complices.
    Le galant homme auteur de ces articles se complaît à rapporter tous les mauvais vers contre l'académie française, et des anecdotes aussi ridicules que fausses. C'est apparemment encore par zèle de religion.
    Je ne dois pas perdre une occasion de réfuter le conte absurde qui a tant couru, et qu'il répète fort mal à propos à l'article de l'Abbé Gédoyn, sur lequel il se fait un plaisir de tomber, parce qu'il avait été jésuite dans sa jeunesse; faiblesse passagère dont je l'ai vu se repentir toute sa vie.
    Le dévot et scandaleux rédacteur du Dictionnaire prétend que l'abbé Gédoyn coucha avec la célèbre Ninon Lenclos, le jour même qu'elle eut quatre-vingts ans accomplis. Ce n'était pas assurément à un prêtre de conter cette aventure dans un prétendu Dictionnaire des hommes illustres. Une telle sottise n'est nullement vraisemblable; et je puis certifier que rien n'est plus faux. On mettait autrefois cette anecdote sur le compte de l'abbé de Châteauneuf, qui n'était pas difficile en amour, et qui, disait-on, avait eu les faveurs de Ninon âgée de soixante ans, ou plutôt lui avait donné les siennes. J'ai beaucoup vu dans mon enfance l'abbé Gédoyn, l'abbé de Châteauneuf, et mademoiselle Lenclos; je puis assurer qu'à l'âge de quatre-vingts ans son visage portait les marques les plus hideuses de la vieillesse; que son corps en avait toutes les infirmités, et qu'elle avait dans l'esprit les maximes d'un philosophe austère.
    A l'article Deshoulières, le rédacteur prétend que c'est elle qui est désignée sous le nom de précieuse dans la satire de Boileau contre les femmes. Jamais personne n'eut moins ce défaut que madame Deshoulières; elle passa toujours pour la femme du meilleur commerce; elle était très simple et très agréable dans la conversation.
    L'article La Motte est plein d'injures atroces contre cet académicien, homme très aimable, poète philosophe, qui a fait des ouvrages estimables dans tous les genres. Enfin, l'auteur, pour vendre son livre en six volumes, en a fait un libelle diffamatoire.
    Son héros est Carré de Montgeron, qui présenta au roi un recueil des miracles opérés par les convulsionnaires dans le cimetière de Saint-Médard; et son héros était un sot qui est mort fou.
    L'intérêt du public, de la littérature, et de la raison, exigeait qu'on livrât à l'indignation publique ces libellistes à qui l'avidité d'un gain sordide pourrait susciter des imitateurs, d'autant plus que rien n'est si aisé que de copier des livres par ordre alphabétique, et d'y ajouter des platitudes, des calomnies, et des injures.
EXTRAIT DES RÉFLEXIONS D'UN ACADÉMICIEN SUR LE DICTIONNAIRE DE L'ACADÉMIE.
    J'aurais voulu rapporter l'étymologie naturelle et incontestable de chaque mot, comparer l'emploi, les diverses significations, l'énergie de ce mot avec l'emploi, les acceptions diverses, la force ou la faiblesse du terme qui répond à ce mot dans les langues étrangères; enfin, citer les meilleurs auteurs qui ont fait usage de ce mot, faire voir le plus ou moins d'étendue qu'ils lui ont donné, remarquer s'il est plus propre à la poésie qu'à la prose.
    Par exemple, j'observais que l'inclémence des airs est ridicule dans une histoire, parce que ce terme d'inclémence a son origine dans la colère du ciel qu'on suppose manifestée par l'intempérie, les dérangements, les rigueurs des saisons, la violence du froid, la corruption de l'air, les tempêtes, les orages, les vapeurs pestilentielles, etc. Ainsi donc inclémence étant une métaphore, est consacrée à la poésie.
    Je donnais au mot impuissance toutes les acceptions qu'il reçoit. Je faisais voir dans quelle faute est tombé un historien qui parle de l'impuissance du roi Alphonse, en n'exprimant pas si c'était celle de résister à son frère, ou celle dont sa femme l'accusait.
    Je tâchais de faire voir que les épithètes irrésistible, incurable, exigeaient un grand ménagement. Le premier qui a dit l'impulsion irrésistible du génie, a très bien rencontré, parce qu'en effet il s'agissait d'un grand génie qui s'était livré à son talent, malgré tous les obstacles. Les imitateurs qui ont employé cette expression pour des hommes médiocres, sont des plagiaires qui ne savent pas placer ce qu'ils dérobent.
    Le mot incurable n'a été encore enchâssé dans un vers que par l'industrieux Racine:
    D'un incurable amour remèdes impuissants.
    Phèdre, acte I, scène III.
    Voilà ce que Boileau appelle des mots trouvés.
    Dès qu'un homme de génie a fait un usage nouveau d'un terme de la langue, les copistes ne manquent pas d'employer cette même expression mal à propos en vingt endroits, et n'en font jamais honneur à l'inventeur.
    Je ne crois pas qu'il y ait un seul de ces mots trouvés, une seule expression neuve de génie dans aucun auteur tragique depuis Racine, excepté ces années dernières. Ce sont pour l'ordinaire des termes lâches, oiseux, rebattus, si mal mis en place, qu'il en résulte un style barbare; et, à la honte de la nation, ces ouvrages visigoths et vandales furent quelque temps prônés, célébrés, admirés dans les journaux, dans les mercures, surtout quand ils furent protégés par je ne sais quelle dame qui ne s'y connaissait point du tout. On en est revenu aujourd'hui; et à un ou deux près, ils sont pour jamais anéantis.
    Je ne prétendais pas faire toutes ces réflexions, mais mettre le lecteur en état de les faire.
    Je faisais voir à la lettre E que nos e muets, qui nous sont reprochés par un Italien, sont précisément ce qui forme la délicieuse harmonie de notre langue. " Empire, couronne, diadème, épouvantable, sensible; " cet e muet, qu'on fait sentir sans l'articuler, laisse dans l'oreille un son mélodieux, comme celui d'un timbre qui résonne encore quand il n'est plus frappé. C'est ce que nous avons déjà répondu à un Italien homme de lettres, qui était venu à Paris pour enseigner sa langue, et qui ne devait pas y décrier la nôtre.
    Il ne sentait pas la beauté et la nécessité de nos rimes féminines; elles ne sont que des e muets. Cet entrelacement de rimes masculines et féminines fait le charme de nos vers.
    De semblables observations sur l'alphabet et sur les mots auraient pu être de quelque utilité; mais l'ouvrage eût été trop long.

Dictionnaire philosophique de Voltaire. 2014.

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