DIEU

DIEU
DIEU, DIEUX.
SECTION PREMIÈRE.
    On ne peut trop avertir que ce Dictionnaire n'est point fait pour répéter ce que tant d'autres ont dit.
    La connaissance d'un Dieu n'est point empreinte en nous par les mains de la nature; car tous les hommes auraient la même idée, et nulle idée ne naît avec nous. Elle ne nous vient point comme la perception de la lumière, de la terre, etc., que nous recevons dès que nos yeux et notre entendement s'ouvrent. Est-ce une idée philosophique ? non. Les hommes ont admis des dieux avant qu'il y eût des philosophes.
    D'où est donc dérivée cette idée ? du sentiment et de cette logique naturelle qui se développe avec l'âge dans les hommes les plus grossiers. On a vu des effets étonnants de la nature, des moissons et des stérilités, des jours sereins et des tempêtes, des bienfaits et des fléaux, et on a senti un maître. Il a fallu des chefs pour gouverner des sociétés, et on a eu besoin d'admettre des souverains de ces souverains nouveaux que la faiblesse humaine s'était donnés, des êtres dont le pouvoir suprême fît trembler des hommes qui pouvaient accabler leurs égaux. Les premiers souverains ont à leur tour employé ces notions pour cimenter leur puissance. Voilà les premiers pas, voilà pourquoi chaque petite société avait son dieu. Ces notions étaient grossières, parce que tout l'était. Il est très naturel de raisonner par analogie. Une société sous un chef ne niait point que la peuplade voisine n'eût aussi son juge, son capitaine; par conséquent elle ne pouvait nier qu'elle n'eût aussi son dieu. Mais comme chaque peuplade avait intérêt que son capitaine fût le meilleur, elle avait intérêt aussi à croire, et par conséquent elle croyait, que son dieu était le plus puissant. De là ces anciennes fables si longtemps généralement répandues, que les dieux d'une nation combattaient contre les dieux d'une autre. De là tant de passages dans les livres hébreux qui décèlent à tout moment l'opinion où étaient les Juifs, que les dieux de leurs ennemis existaient, mais que le dieu des Juifs leur était supérieur.
    Cependant il y eut des prêtres, des mages, des philosophes, dans les grands états où la société perfectionnée pouvait comporter des hommes oisifs, occupés de spéculations.
    Quelques uns d'entre eux perfectionnèrent leur raison jusqu'à reconnaître en secret un Dieu unique et universel. Ainsi, quoique chez les anciens Égyptiens on adorât Osiri, Osiris, ou plutôt Osireth (qui signifie cette terre est à moi); quoiqu'ils adorassent encore d'autres êtres supérieurs, cependant ils admettaient un dieu suprême, un principe unique qu'ils appelaient Knef, et dont le symbole était une sphère posée sur le frontispice du temple.
    Sur ce modèle les Grecs eurent leur Zeus, leur Jupiter, maître des autres dieux, qui n'étaient que ce que sont les anges chez les Babyloniens et chez les Hébreux, et les saints chez les chrétiens de la communion romaine.
    C'est une question plus épineuse qu'on ne pense, et très peu approfondie, si plusieurs dieux égaux en puissance pourraient subsister à la fois.
    Nous n'avons aucune notion adéquate de la Divinité, nous nous traînons seulement de soupçons en soupçons, de vraisemblances en probabilités. Nous arrivons à un très petit nombre de certitudes. Il y a quelque chose, donc il y a quelque chose d'éternel, car rien n'est produit de rien. Voilà une vérité certaine sur laquelle votre esprit se repose. Tout ouvrage qui nous montre des moyens et une fin, annonce un ouvrier; donc cet univers composé de ressorts, de moyens dont chacun a sa fin, découvre un ouvrier très puissant, très intelligent. Voilà une probabilité qui approche de la plus grande certitude; mais cet artisan suprême est-il infini ? est-il partout ? est-il en un lieu ? comment répondre à cette question avec notre intelligence bornée et nos faibles connaissances ?
    Ma seule raison me prouve un être qui a arrangé la matière de ce monde; mais ma raison est impuissante à me prouver qu'il ait fait cette matière, qu'il l'ait tirée du néant. Tous les sages de l'antiquité, sans aucune exception, ont cru la matière éternelle et subsistante par elle-même. Tout ce que je puis faire sans le secours d'une lumière supérieure, c'est donc de croire que le Dieu de ce monde est aussi éternel et existant par lui-même. Dieu et la matière existent par la nature des choses. D'autres dieux ainsi que d'autres mondes ne subsisteraient-ils pas ? Des nations entières, des écoles très éclairées ont bien admis deux dieux dans ce monde-ci, l'un la source du bien, l'autre la source du mal. Ils ont admis une guerre interminable entre deux puissances égales. Certes la nature peut plus aisément souffrir dans l'immensité de l'espace plusieurs êtres indépendants, maîtres absolus chacun dans leur étendue, que deux dieux bornés et impuissants dans ce monde, dont l'un ne peut faire le bien, et l'autre ne peut faire le mal.
    Si Dieu et la matière existent de toute éternité, comme l'antiquité l'a cru, voilà deux êtres nécessaires; or, s'il y a deux êtres nécessaires, il peut y en avoir trente. Ces seuls doutes, qui sont le germe d'une infinité de réflexions, servent au moins à nous convaincre de la faiblesse de notre entendement. Il faut que nous confessions notre ignorance sur la nature de la Divinité avec Cicéron. Nous n'en saurons jamais plus que lui.
    Les écoles ont beau nous dire que Dieu est infini négativement et non privativement, formaliter et non materialiter; qu'il est le premier, le moyen, et le dernier acte; qu'il est partout sans être dans aucun lieu; cent pages de commentaires sur de pareilles définitions ne peuvent nous donner la moindre lumière. Nous n'avons ni degré, ni point d'appui pour monter à de telles connaissances. Nous sentons que nous sommes sous la main d'un être invisible; c'est tout, et nous ne pouvons faire un pas au-delà. Il y a une témérité insensée à vouloir deviner ce que c'est que cet être, s'il est étendu ou non, s'il existe dans un lieu ou non, comment il existe, comment il opère.
SECTION II.
    Je crains toujours de me tromper; mais tous les monuments me font voir, avec évidence, que les anciens peuples policés reconnaissaient un Dieu suprême. Il n'y a pas un seul livre, une médaille, un bas-relief, une inscription, où il soit parlé de Junon, de Minerve, de Neptune, de Mars, et des autres dieux, comme d'un être formateur, souverain de toute la nature. Au contraire, les plus anciens livres profanes que nous ayons, Hésiode et Homère, représentent leur Zeus comme seul lançant la foudre, comme seul maître des dieux et des hommes; il punit même les autres dieux; il attache Junon à une chaîne; il chasse Apollon du ciel.
    L'ancienne religion des brachmanes, la première qui admit des créatures célestes, la première qui parla de leur rébellion, s'explique d'une manière sublime sur l'unité et la puissance de Dieu, comme nous l'avons vu à l'article ANGE.
    Les Chinois, tout anciens qu'ils sont, ne viennent qu'après les Indiens; ils ont reconnu un seul Dieu de temps immémorial; point de dieux subalternes, point de génies ou démons médiateurs entre Dieu et les hommes, point d'oracles, point de dogmes abstraits, point de disputes théologiques chez les lettrés; l'empereur fut toujours le premier pontife, la religion fut toujours auguste et simple: c'est ainsi que ce vaste empire, quoique subjugué deux fois, s'est toujours conservé dans son intégrité, qu'il a soumis ses vainqueurs à ses lois, et que, malgré les crimes et les malheurs attachés à la race humaine, il est encore l'État le plus florissant de la terre.
    Les mages de Chaldée, les Sabéens ne reconnaissaient qu'un seul Dieu suprême, et l'adoraient dans les étoiles qui sont son ouvrage.
    Les Persans l'adoraient dans le soleil. La sphère posée sur le frontispice du temple de Memphis était l'emblème d'un Dieu unique et parfait, nommé Knef par les Égyptiens.
    Le titre de Deus optimus maximus n'a jamais été donné par les Romains qu'au seul Jupiter.
    " Hominum sator atque deorum. "
    On ne peut trop répéter cette grande vérité que nous indiquons ailleurs.
    Cette adoration d'un Dieu suprême est confirmée depuis Romulus jusqu'à la destruction entière de l'empire, et à celle de sa religion. Malgré toutes les folies du peuple qui vénérait des dieux secondaires et ridicules, et malgré les épicuriens qui au fond n'en reconnaissaient aucun, il est avéré que les magistrats et les sages adorèrent dans tous les temps un Dieu souverain.
    Dans le grand nombre de témoignages qui nous restent de cette vérité, je choisirai d'abord celui de Maxime de Tyr, qui florissait sous les Antonins, ces modèles de la vraie piété, puisqu'ils l'étaient de l'humanité. Voici ses paroles dans son discours intitulé, De Dieu selon Platon. Le lecteur qui veut s'instruire est prié de les bien peser.
    " Les hommes ont eu la faiblesse de donner à Dieu une figure humaine, parce qu'ils n'avaient rien vu au-dessus de l'homme; mais il est ridicule de s'imaginer, avec Homère, que Jupiter ou la suprême divinité a les sourcils noirs et les cheveux d'or, et qu'il ne peut les secouer sans ébranler le ciel.
    Quand on interroge les hommes sur la nature de la Divinité, toutes leurs réponses sont différentes. Cependant, au milieu de cette prodigieuse variété d'opinions, vous trouverez un même sentiment par toute la terre, c'est qu'il n'y a qu'un seul Dieu, qui est le père de tous, etc. "
    Que deviendront, après cet aveu formel et après les discours immortels des Cicéron, des Antonin, des Épictète; que deviendront, dis-je, les déclamations que tant de pédants ignorants répètent encore aujourd'hui ? A quoi serviront ces éternels reproches d'un polythéisme grossier et d'une idolâtrie puérile, qu'à nous convaincre que ceux qui les font n'ont pas la plus légère connaissance de la saine antiquité ? Ils ont pris les rêveries d'Homère pour la doctrine des sages.
    Faut-il un témoignage encore plus fort et plus expressif ? vous le trouverez dans la lettre de Maxime de Madaure à saint Augustin; tous deux étaient philosophes et orateurs; du moins ils s'en piquaient: ils s'écrivaient librement; ils étaient amis autant que peuvent l'être un homme de l'ancienne religion et un de la nouvelle.
    Lisez la lettre de Maxime de Madaure, et la réponse de l'évêque d'Hippone.
LETTRE DE MAXIME DE MADAURE.
    " Or, qu'il y ait un Dieu souverain qui soit sans commencement, et qui, sans avoir rien engendré de semblable à lui, soit néanmoins le père commun de toutes choses: qui est-ce qui est assez stupide et assez grossier pour en douter ? C'est celui dont nous adorons sous divers noms la puissance répandue dans toutes les parties du monde. Ainsi, en honorant séparément, par diverses sortes de culte, ce qui est comme ses divers membres, nous l'adorons tout entier.... Qu'ils vous conservent ces dieux subalternes, sous le nom desquels et par lesquels, tous tant que nous sommes de mortels sur la terre, nous adorons le père commun des dieux et des hommes, par différentes sortes de culte, à la vérité, mais qui, dans leur variété, s'accordent et ne tendent qu'à la même fin ! "
    Qui écrivait cette lettre ? un Numide, un homme du pays d'Alger.
RÉPONSE D'AUGUSTIN.
    " Il y a dans votre place publique deux statues de Mars, nu dans l'une, et armé dans l'autre, et tout auprès, une figure d'un homme, qui, avec trois doigts qu'il avance vers celle de Mars, tient en bride cette divinité malencontreuse à toute la ville.... Sur ce que vous me dites que de pareils dieux sont comme les membres du seul véritable Dieu, je vous avertis avec toute la liberté que vous me donnez, de prendre bien garde à ne pas tomber dans ces railleries sacrilèges; car ce seul Dieu dont vous parlez, est, sans doute, celui qui est reconnu de tout le monde, et sur lequel les ignorants conviennent avec les savants, comme quelques anciens ont dit. Or, direz-vous que celui dont la force, pour ne pas dire la cruauté, est réprimée par la figure d'un homme mort, soit un membre de celui-là ? Il me serait aisé de vous pousser sur ce sujet; car vous voyez bien ce qu'on pourrait dire contre cela; mais je me retiens, de peur que vous ne disiez que ce sont les armes de la rhétorique que j'emploie contre vous plutôt que celles de la vérité. "
    Nous ne savons pas ce que signifiaient ces deux statues dont il ne reste aucun vestige; mais toutes les statues dont Rome était remplie, le Panthéon et tous les temples consacrés à tous les dieux subalternes, et même aux douze grands dieux, n'empêchèrent jamais que Deus optimus maximus, Dieu très bon et très grand, ne fût reconnu dans tout l'empire.
    Le malheur des Romains était donc d'avoir ignoré la loi mosaïque, et ensuite d'ignorer la loi des disciples de notre Sauveur Jésus-Christ, de n'avoir pas eu la foi, d'avoir mêlé au culte d'un Dieu suprême le culte de Mars, de Vénus, de Minerve, d'Apollon, qui n'existaient pas, et d'avoir conservé cette religion jusqu'au temps des Théodose. Heureusement les Goths, les Huns, les Vandales, les Hérules, les Lombards, les Francs, qui détruisirent cet empire, se soumirent à la vérité, et jouirent d'un bonheur qui fut refusé aux Scipion, aux Caton, aux Métellus, aux Émile, aux Cicéron, aux Varron, aux Virgile, et aux Horace.
    Tous ces grands hommes ont ignoré Jésus-Christ, qu'ils ne pouvaient connaître; mais ils n'ont point adoré le diable, comme le répètent tous les jours tant de pédants. Comment auraient-ils adoré le diable, puisqu'ils n'en avaient jamais entendu parler ?
D'UNE CALOMNIE DE WARBURTON CONTRE CICÉRON, AU SUJET D'UN DIEU SUPRÊME.
    Warburton a calomnié Cicéron et l'ancienne Rome , ainsi que ses contemporains. Il suppose hardiment que Cicéron a prononcé ces paroles dans son Oraison pour Flaccus: " Il est indigne de la majesté de l'empire d'adorer un seul Dieu. " " Majestatem imperii non decuit ut unus tantum Deus colatur. "
    Qui le croirait ? il n'y a pas un mot de cela dans l'Oraison pour Flaccus, ni dans aucun ouvrage de Cicéron. Il s'agit de quelques vexations dont on accusait Flaccus, qui avait exercé la préture dans l'Asie-Mineure. Il était secrètement poursuivi par les Juifs dont Rome était alors inondée; car ils avaient obtenu à force d'argent des privilèges à Rome, dans le temps même que Pompée, après Crassus, ayant pris Jérusalem, avait fait pendre leur roitelet Alexandre, fils d'Aristobule. Flaccus avait défendu qu'on fît passer des espèces d'or et d'argent à Jérusalem, parce que ces monnaies en revenaient altérées, et que le commerce en souffrait; il avait fait saisir l'or qu'on y portait en fraude. Cet or, dit Cicéron, est encore dans le trésor; Flaccus s'est conduit avec autant de désintéressement que Pompée.
    Ensuite Cicéron, avec son ironie ordinaire, prononce ces paroles: " Chaque pays a sa religion; nous avons la nôtre. Lorsque Jérusalem était encore libre, et que les Juifs étaient en paix, ces Juifs n'avaient pas moins en horreur la splendeur de cet empire, la dignité du nom romain, les institutions de nos ancêtres. Aujourd'hui cette nation a fait voir plus que jamais, par la force de ses armes, ce qu'elle doit penser de l'empire romain. Elle nous a montré par sa valeur combien elle est chère aux dieux immortels; elle nous l'a prouvé, en étant vaincue, dispersée, tributaire. "
    " Sua cuique civitati religio est; nostra nobis. Stantibus Hierosolymis, pacatisque Judaeis, tamen istorum religio sacrorum, a splendore hujus imperii, gravitate nominis nostri, majorum institutis, abhorrebat: nunc vero, hoc magis, quod illa gens quid de imperio nostro sentiret, ostendit armis: quam cara diis immortalibus esset, docuit, quod est victa, quod elocata, quod servata. " (CIC. Oratio pro Flacco, cap. XXVIII.)
    Il est donc très faux que jamais ni Cicéron ni aucun Romain ait dit qu'il ne convenait pas à la majesté de l'empire de reconnaître un Dieu suprême. Leur Jupiter, ce Zeus des Grecs, ce Jehova des Phéniciens, fut toujours regardé comme le maître des dieux secondaires; on ne peut trop inculquer cette grande vérité.
LES ROMAINS ONT-ILS PRIS TOUS LEURS DIEUX DES GRECS ?
    Les Romains n'auraient-ils pas eu plusieurs dieux qu'ils ne tenaient pas des Grecs ?
    Par exemple, ils ne pouvaient avoir été plagiaires en adorant Coelum, quand les Grecs adoraient Ouranon; en s'adressant à Saturnus et à Tellus, quand les Grecs s'adressaient à Gê et à Chronos.
    Ils appelaient Cérès celle que les Grecs nommaient Deo et Demiter.
    Leur Neptune était Poseidon; leur Vénus était Aphrodite; leur Junon s'appelait en grec Éra; leur Proserpine, Coré; enfin leur favori Mars, Arès; et leur favorite Bellone, Énio. Il n'y a pas là un nom qui se ressemble.
    Les beaux esprits grecs et romains s'étaient-ils rencontrés, ou les uns avaient-ils pris des autres la chose dont ils déguisaient le nom ?
    Il est assez naturel que les Romains, sans consulter les Grecs, se soient fait des dieux du ciel, du temps, d'un être qui préside à la guerre, à la génération, aux moissons, sans aller demander des dieux en Grèce, comme ensuite ils allèrent leur demander des lois. Quand vous trouvez un nom qui ne ressemble à rien, il paraît juste de le croire originaire du pays.
    Mais Jupiter, le maître de tous les dieux, n'est-il pas un mot appartenant à toutes les nations, depuis l'Euphrate jusqu'au Tibre ? C'était Jow, Jovis chez les premiers Romains, Zeus chez les Grecs, Jehova chez les Phéniciens, les Syriens, les Égyptiens.
    Cette ressemblance ne paraît-elle pas servir à confirmer que tous ces peuples avaient la connaissance de l'être suprême ? connaissance confuse, à la vérité; mais quel homme peut l'avoir distincte ?
SECTION III.
Examen de Spinosa.
    Spinosa ne peut s'empêcher d'admettre une intelligence agissante dans la matière, et faisant un tout avec elle.
    " Je dois conclure, dit-il , que l'être absolu n'est ni pensée, ni étendue, exclusivement l'un de l'autre, mais que l'étendue et la pensée sont les attributs nécessaires de l'être absolu. "
    C'est en quoi il paraît différer de tous les athées de l'antiquité, Ocellus Lucanus, Héraclite, Démocrite, Leucippe, Straton, Épicure, Pythagore, Diagore, Zénon d'Élée, Anaximandre, et tant d'autres. Il en diffère surtout par sa méthode, qu'il avait entièrement puisée dans la lecture de Descartes, dont il a imité jusqu'au style.
    Ce qui étonnera surtout la foule de ceux qui crient Spinosa ! Spinosa ! et qui ne l'ont jamais lu, c'est sa déclaration suivante. Il ne la fait pas pour éblouir les hommes, pour apaiser des théologiens, pour se donner des protecteurs, pour désarmer un parti; il parle en philosophe sans se nommer, sans s'afficher; il s'exprime en latin pour être entendu d'un très petit nombre. Voici sa profession de foi.
PROFESSION DE FOI DE SPINOSA.
    " Si je concluais aussi que l'idée de Dieu, comprise sous celle de l'infinité de l'univers , me dispense de l'obéissance, de l'amour et du culte, je ferais encore un plus pernicieux usage de ma raison; car il m'est évident que les lois que j'ai reçues, non par le rapport ou l'entremise des autres hommes, mais immédiatement de lui, sont celles que la lumière naturelle me fait connaître pour véritables guides d'une conduite raisonnable. Si je manquais d'obéissance à cet égard, je pécherais non seulement contre le principe de mon être et contre la société de mes pareils, mais contre moi-même, en me privant du plus solide avantage de mon existence. Il est vrai que cette obéissance ne m'engage qu'aux devoirs de mon état, et qu'elle me fait envisager tout le reste comme des pratiques frivoles, inventées superstitieusement, ou pour l'utilité de ceux qui les ont instituées.
    A l'égard de l'amour de Dieu, loin que cette idée le puisse affaiblir, j'estime qu'aucune autre n'est plus propre à l'augmenter, puisqu'elle me fait connaître que Dieu est intime à mon être; qu'il me donne l'existence et toutes mes propriétés; mais qu'il me les donne libéralement, sans reproche, sans intérêt, sans m'assujettir à autre chose qu'à ma propre nature. Elle bannit la crainte, l'inquiétude, la défiance, et tous les défauts d'un amour vulgaire ou intéressé. Elle me fait sentir que c'est un bien que je ne puis perdre, et que je possède d'autant mieux que je le connais et que je l'aime. "
    Est-ce le vertueux et tendre Fénelon, est-ce Spinosa qui a écrit ces pensées ? Comment deux hommes si opposés l'un à l'autre ont-ils pu se rencontrer dans l'idée d'aimer Dieu pour lui-même, avec des notions de Dieu si différentes ?
    Il le faut avouer; ils allaient tous deux au même but, l'un en chrétien, l'autre en homme qui avait le malheur de ne le pas être; le saint archevêque, en philosophe persuadé que Dieu est distingué de la nature; l'autre, en disciple très égaré de Descartes, qui s'imaginait que Dieu est la nature entière.
    Le premier était orthodoxe, le second se trompait, j'en dois convenir: mais tous deux étaient dans la bonne foi, tous deux estimables dans leur sincérité comme dans leurs moeurs douces et simples, quoiqu'il n'y ait eu d'ailleurs nul rapport entre l'imitateur de l'Odyssée et un cartésien sec, hérissé d'arguments; entre un très bel esprit de la cour de Louis XIV, revêtu de ce qu'on nomme une grande dignité, et un pauvre Juif déjudaïsé, vivant avec trois cents florins de rente dans l'obscurité la plus profonde.
    S'il est entre eux quelque ressemblance, c'est que Fénelon fut accusé devant le sanhédrin de la nouvelle loi, et l'autre devant une synagogue sans pouvoir comme sans raison; mais l'un se soumit, et l'autre se révolta.
DU FONDEMENT DE LA PHILOSOPHIE DE SPINOSA.
    Le grand dialecticien Bayle a réfuté Spinosa. Ce système n'est donc pas démontré comme une proposition d'Euclide. S'il l'était, on ne saurait le combattre. Il est donc au moins obscur.
    J'ai toujours eu quelque soupçon que Spinosa, avec sa substance universelle, ses modes, et ses accidents, avait entendu autre chose que ce que Bayle entend, et que par conséquent Bayle peut avoir eu raison, sans avoir confondu Spinosa. J'ai toujours cru surtout que Spinosa ne s'entendait pas souvent lui-même, et que c'est la principale raison pour laquelle on ne l'a pas entendu.
    Il me semble qu'on pourrait battre les remparts du spinosisme par un côté que Bayle a négligé. Spinosa pense qu'il ne peut exister qu'une seule substance; et il paraît par tout son livre qu'il se fonde sur la méprise de Descartes, que tout est plein. Or, il est aussi faux que tout soit plein, qu'il est faux que tout soit vide. Il est démontré aujourd'hui que le mouvement est aussi impossible dans le plein absolu, qu'il est impossible que, dans une balance égale, un poids de deux livres élève un poids de quatre.
    Or, si tous les mouvements exigent absolument des espaces vides, que deviendra la substance unique de Spinosa ? comment la substance d'une étoile entre laquelle et nous est un espace vide si immense, sera-t-elle précisément la substance de notre terre, la substance de moi-même , la substance d'une mouche mangée par une araignée ?
    Je me trompe peut-être; mais je n'ai jamais conçu comment Spinosa, admettant une substance infinie dont la pensée et la matière sont les deux modalités, admettant la substance, qu'il appelle Dieu, et dont tout ce que nous voyons est mode ou accident, a pu cependant rejeter les causes finales. Si cet être infini, universel, pense, comment n'aurait-il pas des desseins ? s'il a des desseins, comment n'aurait-il pas une volonté ? Nous sommes, dit Spinosa, des modes de cet être absolu, nécessaire, infini. Je dis à Spinosa: Nous voulons, nous avons des desseins, nous qui ne sommes que des modes: donc cet être infini, nécessaire, absolu, ne peut en être privé; donc il a volonté, desseins, puissance.
    Je sais bien que plusieurs philosophes, et surtout Lucrèce, ont nié les causes finales; et je sais que Lucrèce, quoique peu châtié, est un très grand poète dans ses descriptions et dans sa morale; mais en philosophie, il me paraît, je l'avoue, fort au-dessous d'un portier de collége et d'un bedeau de paroisse. Affirmer que ni l'oeil n'est fait pour voir, ni l'oreille pour entendre, ni l'estomac pour digérer, n'est-ce pas là la plus énorme absurdité, la plus révoltante folie qui soit jamais tombée dans l'esprit humain ? Tout douteur que je suis, cette démence me paraît évidente, et je le dis.
    Pour moi, je ne vois dans la nature, comme dans les arts, que des causes finales; et je crois un pommier fait pour porter des pommes, comme je crois une montre faite pour marquer l'heure.
    Je dois avertir ici que si Spinosa dans plusieurs endroits de ses ouvrages se moque des causes finales, il les reconnaît plus expressément que personne dans sa première partie de l'être en général et en particulier.
    Voici ses paroles:
    " Qu'il me soit permis de m'arrêter ici quelque instant , pour admirer la merveilleuse dispensation de la nature, laquelle ayant enrichi la constitution de l'homme de tous les ressorts nécessaires pour prolonger jusqu'à certain terme la durée de sa fragile existence, et pour animer la connaissance qu'il a de lui-même par celle d'une infinité de choses éloignées, semble avoir exprès négligé de lui donner des moyens pour bien connaître celles dont il est obligé de faire un usage plus ordinaire, et même les individus de sa propre espèce. Cependant, à le bien prendre, c'est moins l'effet d'un refus que celui d'une extrême libéralité, puisque s'il y avait quelque être intelligent qui en pût pénétrer un autre contre son gré, il jouirait d'un tel avantage au-dessus de lui, que par cela même il serait exclus de sa société; au lieu que dans l'état présent, chaque individu, jouissant de lui-même avec une pleine indépendance, ne se communique qu'autant qu'il lui convient. "
    Que conclurai-je de là ? que Spinosa se contredit souvent; qu'il n'avait pas toujours des idées nettes; que dans le grand naufrage des systèmes il se sauvait tantôt sur une planche, tantôt sur une autre; qu'il ressemblait, par cette faiblesse, à Malebranche, à Arnauld, à Bossuet, à Claude, qui se sont contredits quelquefois dans leurs disputes; qu'il était comme tant de métaphysiciens et de théologiens. Je conclurai que je dois me défier à plus forte raison de toutes mes idées en métaphysique; que je suis un animal très faible, marchant sur des sables mouvants qui se dérobent continuellement sous moi, et qu'il n'y a peut-être rien de si fou que de croire avoir toujours raison.
    Vous êtes très confus, Baruch Spinosa; mais êtes-vous aussi dangereux qu'on le dit ? Je soutiens que non; et ma raison, c'est que vous êtes confus, que vous avez écrit en mauvais latin, et qu'il n'y a pas dix personnes en Europe qui vous lisent d'un bout à l'autre, quoiqu'on vous ait traduit en français. Quel est l'auteur dangereux ? c'est celui qui est lu par les oisifs de la cour et par les dames.
SECTION IV.
Du système de la nature.
    L'auteur du Système de la nature a eu l'avantage de se faire lire des savants, des ignorants, des femmes; il a donc dans le style des mérites que n'avait pas Spinosa: souvent de la clarté, quelquefois de l'éloquence, quoiqu'on puisse lui reprocher de répéter, de déclamer, et de se contredire comme tous les autres. Pour le fond des choses, il faut s'en défier très souvent en physique et en morale. Il s'agit ici de l'intérêt du genre humain. Examinons donc si sa doctrine est vraie et utile, et soyons courts si nous pouvons.
    " L'ordre et le désordre n'existent point, etc. "
    Quoi ! en physique un enfant né aveugle, ou privé de ses jambes, un monstre n'est pas contraire à la nature de l'espèce ? N'est-ce pas la régularité ordinaire de la nature qui fait l'ordre, et l'irrégularité qui est le désordre ? N'est-ce pas un très grand dérangement, un désordre funeste, qu'un enfant à qui la nature a donné la faim, et a bouché l'oesophage ? Les évacuations de toute espèce sont nécessaires, et souvent les conduits manquent d'orifices: on est obligé d'y remédier: ce désordre a sa cause, sans doute. Point d'effet sans cause; mais c'est un effet très désordonné.
    L'assassinat de son ami, de son frère, n'est-il pas un désordre horrible en morale ? Les calomnies d'un Garasse, d'un Le Tellier, d'un Doucin, contre des jansénistes, et celles des jansénistes contre des jésuites; les impostures des Patouillet et Paulian ne sont-elles pas de petits désordres ? La Saint-Barthélemi, les massacres d'Irlande, etc., etc., etc., ne sont-ils pas des désordres exécrables ? Ce crime a sa cause dans des passions; mais l'effet est exécrable; la cause est fatale; ce désordre fait frémir. Reste à découvrir, si l'on peut, l'origine de ce désordre; mais il existe.
    " L'expérience prouve que les matières que nous regardons comme inertes et mortes, prennent de l'action, de l'intelligence, de la vie, quand elles sont combinées d'une certaine façon. "
    C'est là précisément la difficulté. Comment un germe parvient-il à la vie ? l'auteur et le lecteur n'en savent rien. De là les deux volumes du Système; et tous les systèmes du monde ne sont-ils pas des rêves ?
    " Il faudrait définir la vie, et c'est ce que j'estime impossible. "
    Cette définition n'est-elle pas très aisée, très commune ? la vie n'est-elle pas organisation avec sentiment ? Mais que vous teniez ces deux propriétés du mouvement seul de la matière, c'est ce dont il est impossible de donner une preuve; et si on ne peut le prouver, pourquoi l'affirmer ? pourquoi dire tout haut, Je sais, quand on se dit tout bas, J'ignore ?
    " L'on demandera ce que c'est que l'homme, " etc.
    Cet article n'est pas assurément plus clair que les plus obscurs de Spinosa, et bien des lecteurs s'indigneront de ce ton si décisif que l'on prend sans rien expliquer.
    " La matière est éternelle et nécessaire; mais ses formes et ses combinaisons sont passagères et contingentes, " etc.
    Il est difficile de comprendre comment la matière étant nécessaire, et aucun être libre n'existant, selon l'auteur, il y aurait quelque chose de contingent. On entend par contingence ce qui peut être et ne pas être; mais tout devant être d'une nécessité absolue, toute manière d'être qu'il appelle ici mal à propos contingent, est d'une nécessité aussi absolue que l'être même. C'est là où l'on se trouve encore plongé dans un labyrinthe où l'on ne voit point d'issue.
    Lorsqu'on ose assurer qu'il n'y a point de Dieu, que la matière agit par elle-même, par une nécessité éternelle, il faut le démontrer comme une proposition d'Euclide, sans quoi vous n'appuyez votre système que sur un peut-être. Quel fondement pour la chose qui intéresse le plus le genre humain !
    " Si l'homme d'après sa nature est forcé d'aimer son bien-être, il est forcé d'en aimer les moyens. Il serait inutile et peut-être injuste de demander à un homme d'être vertueux, s'il ne peut l'être sans se rendre malheureux. Dès que le vice le rend heureux, il doit aimer le vice. "
    Cette maxime est encore plus exécrable en morale que les autres ne sont fausses en physique. Quand il serait vrai qu'un homme ne pourrait être vertueux sans souffrir, il faudrait l'encourager à l'être. La proposition de l'auteur serait visiblement la ruine de la société. D'ailleurs, comment saura-t-il qu'on ne peut être heureux sans avoir des vices ? n'est-il pas au contraire prouvé par l'expérience que la satisfaction de les avoir domptés est cent fois plus grande que le plaisir d'y avoir succombé; plaisir toujours empoisonné, plaisir qui mène au malheur ? On acquiert, en domptant ses vices, la tranquillité, le témoignage consolant de sa conscience; on perd, en s'y livrant, son repos, sa santé; on risque tout. Aussi l'auteur lui-même en vingt endroits veut qu'on sacrifie tout à la vertu; et il n'avance cette proposition que pour donner dans son système une nouvelle preuve de la nécessité d'être vertueux.
    " Ceux qui rejettent avec tant de raison les idées innées.... auraient dû sentir que cette intelligence ineffable que l'on place au gouvernail du monde, et dont nos sens ne peuvent constater ni l'existence ni les qualités, est un être de raison. "
    En vérité, de ce que nous n'avons point d'idées innées, comment s'ensuit-il qu'il n'y a point de Dieu ? cette conséquence n'est-elle pas absurde ? y a-t-il quelque contradiction à dire que Dieu nous donne des idées par nos sens ? n'est-il pas au contraire de la plus grande évidence que s'il est un être tout puissant dont nous tenons la vie, nous lui devons nos idées et nos sens comme tout le reste ? Il faudrait avoir prouvé auparavant que Dieu n'existe pas; et c'est ce que l'auteur n'a point fait; c'est même ce qu'il n'a pas encore tenté de faire jusqu'à cette page du chapitre X.
    Dans la crainte de fatiguer les lecteurs par l'examen de tous ces morceaux détachés, je viens au fondement du livre, et à l'erreur étonnante sur laquelle il a élevé son système. Je dois absolument répéter ici ce qu'on a dit ailleurs.
HISTOIRE DES ANGUILLES SUR LESQUELLES EST FONDÉ LE SYSTÈME.
    Il y avait en France, vers l'an 1750, un jésuite anglais, nommé Needham, déguisé en séculier, qui servait alors de précepteur au neveu de M. Dillon, archevêque de Toulouse. Cet homme faisait des expériences de physique, et surtout de chimie.
    Après avoir mis de la farine de seigle ergoté dans des bouteilles bien bouchées, et du jus de mouton bouilli dans d'autres bouteilles, il crut que son jus de mouton et son seigle avaient fait naître des anguilles, lesquelles même en reproduisaient bientôt d'autres, et qu'ainsi une race d'anguilles se formait indifféremment d'un jus de viande, ou d'un grain de seigle.
    Un physicien qui avait de la réputation, ne douta pas que ce Needham ne fût un profond athée. Il conclut que puisque l'on faisait des anguilles avec de la farine de seigle, on pouvait faire des hommes avec de la farine de froment; que la nature et la chimie produisaient tout; et qu'il était démontré qu'on peut se passer d'un Dieu formateur de toutes choses.
    Cette propriété de la farine trompa aisément un homme malheureusement égaré alors dans des idées qui doivent faire trembler pour la faiblesse de l'esprit humain. Il voulait creuser un trou jusqu'au centre de la terre pour voir le feu central, disséquer des Patagons pour connaître la nature de l'âme, enduire les malades de poix résine pour les empêcher de transpirer, exalter son âme pour prédire l'avenir. Si on ajoutait qu'il fut encore plus malheureux en cherchant à opprimer deux de ses confrères, cela ne ferait pas d'honneur à l'athéisme, et servirait seulement à nous faire rentrer en nous-mêmes avec confusion.
    Il est bien étrange que des hommes, en niant un créateur, se soient attribué le pouvoir de créer des anguilles.
    Ce qu'il y a de plus déplorable, c'est que des physiciens plus instruits adoptèrent le ridicule système du jésuite Needham, et le joignirent à celui de Maillet, qui prétendait que l'Océan avait formé les Pyrénées et les Alpes, et que les hommes étaient originairement des marsouins, dont la queue fourchue se changea en cuisses et en jambes dans la suite des temps, ainsi que nous l'avons dit. De telles imaginations peuvent être mises avec les anguilles formées par de la farine.
    Il n'y a pas longtemps qu'on assura qu'à Bruxelles un lapin avait fait une demi-douzaine de lapereaux à une poule.
    Cette transmutation de farine et de jus de mouton en anguilles fut démontrée aussi fausse et aussi ridicule qu'elle l'est en effet, par M. Spalanzani, un peu meilleur observateur que Needham.
    On n'avait pas besoin même de ces observations pour démontrer l'extravagance d'une illusion si palpable. Bientôt les anguilles de Needham allèrent trouver la poule de Bruxelles.
    Cependant, en 1768, le traducteur exact, élégant et judicieux de Lucrèce se laissa surprendre au point que non seulement il rapporte dans ses notes du livre VIII, page 361, les prétendues expériences de Needham, mais qu'il fait ce qu'il peut pour en constater la validité.
    Voilà donc le nouveau fondement du Système de la nature. L'auteur, dès le second chapitre, s'exprime ainsi:
    " En humectant de la farine avec de l'eau, et en renfermant ce mélange, on trouve au bout de quelque temps, à l'aide du microscope, qu'il a produit des êtres organisés dont on croyait la farine et l'eau incapables. C'est ainsi que la nature inanimée peut passer à la vie, qui n'est elle-même qu'un assemblage de mouvements. "
    Quand cette sottise inouïe serait vraie, je ne vois pas, à raisonner rigoureusement, qu'elle prouvât qu'il n'y a point de Dieu; car il se pourrait très bien qu'il y eût un être suprême, intelligent et puissant, qui ayant formé le soleil et tous les astres, daigna former aussi des animalcules sans germe. Il n'y a point là de contradiction dans les termes. Il faudrait chercher ailleurs une preuve démonstrative que Dieu n'existe pas, et c'est ce qu'assurément personne n'a trouvé ni ne trouvera.
    L'auteur traite avec mépris les causes finales, parce que c'est un argument rebattu: mais cet argument si méprisé est de Cicéron et de Newton. Il pourrait par cela seul faire entrer les athées en quelque défiance d'eux-mêmes. Le nombre est assez grand des sages qui, en observant le cours des astres, et l'art prodigieux qui règne dans la structure des animaux et des végétaux, reconnaissent une main puissante qui opère ces continuelles merveilles.
    L'auteur prétend que la matière aveugle et sans choix produit des animaux intelligents. Produire sans intelligence des êtres qui en ont ! cela est-il concevable ? ce système est-il appuyé sur la moindre vraisemblance ? Une opinion si contradictoire exigerait des preuves aussi étonnantes qu'elle-même. L'auteur n'en donne aucune; il ne prouve jamais rien, et il affirme tout ce qu'il avance. Quel chaos ! quelle confusion ! mais quelle témérité !
    Spinosa du moins avouait une intelligence agissante dans ce grand tout, qui constituait la nature; il y avait là de la philosophie. Mais je suis forcé de dire que je n'en trouve aucune dans le nouveau système.
    La matière est étendue, solide, gravitante, divisible; j'ai tout cela aussi bien que cette pierre. Mais a-t-on jamais vu une pierre sentante et pensante ? Si je suis étendu, solide, divisible, je le dois à la matière. Mais j'ai sensations et pensées; à qui le dois-je ? ce n'est pas à de l'eau, à de la fange; il est vraisemblable que c'est à quelque chose de plus puissant que moi. C'est à la combinaison seule des éléments, me dites-vous. Prouvez-le-moi donc; faites-moi donc voir nettement qu'une cause intelligente ne peut m'avoir donné l'intelligence. Voilà où vous êtes réduit.
    L'auteur combat avec succès le dieu des scolastiques, un dieu composé de qualités discordantes, un dieu auquel on donne, comme à ceux d'Homère, les passions des hommes; un dieu capricieux, inconstant, vindicatif, inconséquent, absurde: mais il ne peut combattre le Dieu des sages. Les sages, en contemplant la nature, admettent un pouvoir intelligent et suprême. Il est peut-être impossible à la raison humaine destituée du secours divin de faire un pas plus avant.
    L'auteur demande où réside cet être; et de ce que personne sans être infini ne peut dire où il réside, il conclut qu'il n'existe pas. Cela n'est pas philosophique; car de ce que nous ne pouvons dire où est la cause d'un effet, nous ne devons pas conclure qu'il n'y a point de cause. Si vous n'aviez jamais vu de canonniers, et que vous vissiez l'effet d'une batterie de canon, vous ne devriez pas dire, Elle agit toute seule par sa propre vertu.
    Ne tient-il donc qu'à dire, Il n'y a point de Dieu, pour qu'on vous en croie sur votre parole ?
    Enfin, sa grande objection est dans les malheurs et dans les crimes du genre humain, objection aussi ancienne que philosophique; objection commune, mais fatale et terrible, à laquelle on ne trouve de réponse que dans l'espérance d'une vie meilleure. Et quelle est encore cette espérance ? nous n'en pouvons avoir aucune certitude par la raison. Mais j'ose dire que quand il nous est prouvé qu'un vaste édifice construit avec le plus grand art est bâti par un architecte quel qu'il soit, nous devons croire à cet architecte, quand même l'édifice serait teint de notre sang, souillé de nos crimes, et qu'il nous écraserait par sa chute. Je n'examine pas encore si l'architecte est bon; si je dois être satisfait de son édifice; si je dois en sortir plutôt que d'y demeurer; si ceux qui sont logés comme moi dans cette maison pour quelques jours en sont contents: j'examine seulement s'il est vrai qu'il y ait un architecte, ou si cette maison, remplie de tant de beaux appartements et de vilains galetas, s'est bâtie toute seule.
SECTION V.
De la nécessité de croire un être suprême.
    Le grand objet, le grand intérêt, ce me semble, n'est pas d'argumenter en métaphysique, mais de peser s'il faut, pour le bien commun de nous autres animaux misérables et pensants, admettre un Dieu rémunérateur et vengeur, qui nous serve à la fois de frein et de consolation, ou rejeter cette idée en nous abandonnant à nos calamités sans espérances, et à nos crimes sans remords.
    Hobbes dit que si dans une république où l'on ne reconnaîtrait point de Dieu, quelque citoyen en proposait un, il le ferait pendre.
    Il entendait apparemment, par cette étrange exagération, un citoyen qui voudrait dominer au nom de Dieu, un charlatan qui voudrait se faire tyran. Nous entendons des citoyens qui, sentant la faiblesse humaine, sa perversité et sa misère, cherchent un point fixe pour assurer leur morale, et un appui qui les soutienne dans les langueurs et dans les horreurs de cette vie.
    Depuis Job jusqu'à nous, un très grand nombre d'hommes a maudit son existence; nous avons donc un besoin perpétuel de consolation et d'espoir. Votre philosophie nous en prive. La fable de Pandore valait mieux, elle nous laissait l'espérance, et vous nous la ravissez ! La philosophie, selon vous, ne fournit aucune preuve d'un bonheur à venir. Non; mais vous n'avez aucune démonstration du contraire. Il se peut qu'il y ait en nous une monade indestructible qui sente et qui pense, sans que nous sachions le moins du monde comment cette monade est faite. La raison ne s'oppose point absolument à cette idée, quoique la raison seule ne la prouve pas. Cette opinion n'a-t-elle pas un prodigieux avantage sur la vôtre ? La mienne est utile au genre humain, la vôtre est funeste; elle peut, quoi que vous en disiez, encourager les Néron, les Alexandre VI, et les Cartouche; la mienne peut les réprimer.
    Marc-Antonin, Épictète, croyaient que leur monade, de quelque espèce qu'elle fût, se rejoindrait à la monade du grand être; et ils furent les plus vertueux des hommes.
    Dans le doute où nous sommes tous deux, je ne vous dis pas avec Pascal: Prenez le plus sûr. Il n'y a rien de sûr dans l'incertitude. Il ne s'agit pas ici de parier, mais d'examiner: il faut juger, et notre volonté ne détermine pas notre jugement. Je ne vous propose pas de croire des choses extravagantes pour vous tirer d'embarras; je ne vous dis pas: Allez à la Mecque baiser la pierre noire pour vous instruire; tenez une queue de vache à la main; affublez-vous d'un scapulaire, soyez imbécile et fanatique pour acquérir la faveur de l'être des êtres. Je vous dis: Continuez à cultiver la vertu, à être bienfaisant, à regarder toute superstition avec horreur ou avec pitié; mais adorez avec moi le dessein qui se manifeste dans toute la nature, et par conséquent l'auteur de ce dessein, la cause primordiale et finale de tout; espérez avec moi que notre monade qui raisonne sur le grand être éternel, pourra être heureuse par ce grand être même. Il n'y a point là de contradiction. Vous ne m'en démontrerez pas l'impossibilité; de même que je ne puis vous démontrer mathématiquement que la chose est ainsi. Nous ne raisonnons guère en métaphysique que sur des probabilités; nous nageons tous dans une mer dont nous n'avons jamais vu le rivage. Malheur à ceux qui se battent en nageant ! Abordera qui pourra; mais celui qui me crie, Vous nagez en vain, il n'y a point de port, me décourage et m'ôte toutes mes forces.
    De quoi s'agit-il dans notre dispute ? de consoler notre malheureuse existence. Qui la console ? vous, ou moi ?
    Vous avouez vous-même, dans quelques endroits de votre ouvrage, que la croyance d'un Dieu a retenu quelques hommes sur le bord du crime: cet aveu me suffit. Quand cette opinion n'aurait prévenu que dix assassinats, dix calomnies, dix jugements iniques sur la terre, je tiens que la terre entière doit l'embrasser.
    La religion, dites-vous, a produit des milliasses de forfaits; dites la superstition, qui règne sur notre triste globe; elle est la plus cruelle ennemie de l'adoration pure qu'on doit à l'être suprême. Détestons ce monstre qui a toujours déchiré le sein de sa mère; ceux qui le combattent sont les bienfaiteurs du genre humain; c'est un serpent qui entoure la religion de ses replis; il faut lui écraser la tête sans blesser celle qu'il infecte et qu'il dévore.
    Vous craignez " qu'en adorant Dieu on ne redevienne bientôt superstitieux et fanatique; " mais n'est-il pas à craindre qu'en le niant on ne s'abandonne aux passions les plus atroces et aux crimes les plus affreux ? Entre ces deux excès, n'y a-t-il pas un milieu très raisonnable ? Où est l'asile entre ces deux écueils ? le voici: Dieu, et des lois sages.
    Vous affirmez qu'il n'y a qu'un pas de l'adoration à la superstition. Il y a l'infini pour les esprits bien faits: et ils sont aujourd'hui en grand nombre; ils sont à la tête des nations, ils influent sur les moeurs publiques; et d'année en année le fanatisme, qui couvrait la terre, se voit enlever ses détestables usurpations.
    Je répondrai encore un mot à vos paroles de la page 223. " Si l'on présume des rapports entre l'homme et cet être incroyable, il faudra lui élever des autels, lui faire des présents, etc.; si l'on ne conçoit rien à cet être, il faudra s'en rapporter à des prêtres qui... etc., etc., etc. " Le grand mal de s'assembler aux temps des moissons pour remercier Dieu du pain qu'il nous a donné ! Qui vous dit de faire des présents à Dieu ? l'idée en est ridicule: mais où est le mal de charger un citoyen, qu'on appellera vieillard ou prêtre, de rendre des actions de grâces à la Divinité au nom des autres citoyens, pourvu que ce prêtre ne soit pas un Grégoire VII qui marche sur la tête des rois, ou un Alexandre VI, souillant par un inceste le sein de sa fille qu'il a engendrée par un stupre, et assassinant, empoisonnant, à l'aide de son bâtard, presque tous les princes ses voisins; pourvu que dans une paroisse ce prêtre ne soit pas un fripon volant dans la poche des pénitents qu'il confesse , et employant cet argent à séduire les petites filles qu'il catéchise; pourvu que ce prêtre ne soit pas un Le Tellier , qui met tout un royaume en combustion par des fourberies dignes du pilori; un Warburton, qui viole les lois de la société en manifestant les papiers secrets d'un membre du parlement pour le perdre, et qui calomnie quiconque n'est pas de son avis ? Ces derniers cas sont rares. L'état du sacerdoce est un frein qui force à la bienséance.
    Un sot prêtre excite le mépris; un mauvais prêtre inspire l'horreur; un bon prêtre, doux, pieux, sans superstition, charitable, tolérant, est un homme qu'on doit chérir et respecter. Vous craignez l'abus, et moi aussi. Unissons-nous pour le prévenir; mais ne condamnons pas l'usage quand il est utile à la société, quand il n'est pas perverti par le fanatisme, ou par la méchanceté frauduleuse.
    J'ai une chose très importante à vous dire. Je suis persuadé que vous êtes dans une grande erreur; mais je suis également convaincu que vous vous trompez en honnête homme. Vous voulez qu'on soit vertueux, même sans Dieu, quoique vous ayez dit malheureusement que " dès que le vice rend l'homme heureux, il doit aimer le vice; " proposition affreuse que vos amis auraient dû vous faire effacer. Partout ailleurs vous inspirez la probité. Cette dispute philosophique ne sera qu'entre vous et quelques philosophes répandus dans l'Europe: le reste de la terre n'en entendra point parler; le peuple ne nous lit pas. Si quelque théologien voulait vous persécuter, il serait un méchant, il serait un imprudent qui ne servirait qu'à vous affermir et à faire de nouveaux athées.
    Vous avez tort; mais les Grecs n'ont point persécuté Épicure, les Romains n'ont point persécuté Lucrèce. Vous avez tort; mais il faut respecter votre génie et votre vertu, en vous réfutant de toutes ses forces.
    Le plus bel hommage, à mon gré, qu'on puisse rendre à Dieu, c'est de prendre sa défense sans colère; comme le plus indigne portrait qu'on puisse faire de lui, est de le peindre vindicatif et furieux. Il est la vérité même: la vérité est sans passions. C'est être disciple de Dieu que de l'annoncer d'un coeur doux et d'un esprit inaltérable.
    Je pense avec vous que le fanatisme est un monstre mille fois plus dangereux que l'athéisme philosophique. Spinosa n'a pas commis une seule mauvaise action: Chastel et Ravaillac, tous deux dévots, assassinèrent Henri IV.
    L'athée de cabinet est presque toujours un philosophe tranquille; le fanatique est toujours turbulent: mais l'athée de cour, le prince athée pourrait être le fléau du genre humain. Borgia et ses semblables ont fait presque autant de mal que les fanatiques de Munster et des Cévennes, je dis les fanatiques des deux partis. Le malheur des athées de cabinet est de faire des athées de cour. C'est Chiron qui élève Achille; il le nourrit de moelle de lion. Un jour Achille traînera le corps d'Hector autour des murailles de Troie, et immolera douze captifs innocents à sa vengeance.
    Dieu nous garde d'un abominable prêtre qui hache un roi en morceaux avec son couperet sacré, ou de celui qui, le casque en tête et la cuirasse sur le dos, à l'âge de soixante et dix ans , ose signer de ses trois doigts ensanglantés la ridicule excommunication d'un roi de France, ou de... ou de... ou de... !
    Mais que Dieu nous préserve aussi d'un despote colère et barbare qui, ne croyant point un Dieu, serait son dieu à lui-même; qui se rendrait indigne de sa place sacrée, en foulant aux pieds les devoirs que cette place impose; qui sacrifierait sans remords ses amis, ses parents, ses serviteurs, son peuple, à ses passions ! Ces deux tigres, l'un tondu, l'autre couronné, sont également à craindre. Par quel frein pourrons-nous les retenir ? etc., etc.
    Si l'idée d'un Dieu auquel nos âmes peuvent se rejoindre, a fait des Titus, des Trajan, des Antonin, des Marc-Aurèle, et ces grands empereurs chinois dont la mémoire est si précieuse dans le second des plus anciens et des plus vastes empires du monde; ces exemples suffisent pour ma cause, et ma cause est celle de tous les hommes.
    Je ne crois pas que dans toute l'Europe il y ait un seul homme d'État, un seul homme un peu versé dans les affaires du monde, qui n'ait le plus profond mépris pour toutes les légendes dont nous avons été inondés plus que nous le sommes aujourd'hui de brochures. Si la religion n'enfante plus de guerres civiles, c'est à la philosophie seule qu'on en est redevable; les disputes théologiques commencent à être regardées du même oeil que les querelles de Gilles et de Pierrot à la foire. Une usurpation également odieuse et ridicule, fondée d'un côté sur la fraude, et de l'autre sur la bêtise, est minée chaque instant par la raison, qui établit son règne. La bulle in coenâ Domini, le chef-d'oeuvre de l'insolence et de la folie, n'ose plus paraître dans Rome même. Si un régiment de moines fait la moindre évolution contre les lois de l'État, il est cassé sur-le-champ. Mais quoi ! parce qu'on a chassé les jésuites, faut-il chasser Dieu ? Au contraire, il faut l'en aimer davantage.
SECTION VI.
    Sous l'empire d'Arcadius, Logomacos, théologal de Constantinople, alla en Scythie, et s'arrêta au pied du Caucase, dans les fertiles plaines de Zéphirim, sur les frontières de la Colchide. Le bon vieillard Dondindac était dans sa grande salle basse, entre sa grande bergerie et sa vaste grange; il était à genoux avec sa femme, ses cinq fils et ses cinq filles, ses parents et ses valets, et tous chantaient les louanges de Dieu après un léger repas. Que fais-tu là, idolâtre ? lui dit Logomacos. Je ne suis point idolâtre, dit Dondindac. Il faut bien que tu sois idolâtre, dit Logomacos, puisque tu n'es pas Grec. Çà, dis-moi, que chantais-tu dans ton barbare jargon de Scythie ? Toutes les langues sont égales aux oreilles de Dieu, répondit le Scythe; nous chantions ses louanges. Voilà qui est bien extraordinaire, reprit le théologal, une famille scythe qui prie Dieu sans avoir été instruite par nous ! Il engagea bientôt une conversation avec le scythe Dondindac; car le théologal savait un peu de scythe, et l'autre un peu de grec. On a retrouvé cette conversation dans un manuscrit conservé dans la bibliothèque de Constantinople.
LOGOMACOS.
    Voyons si tu sais ton catéchisme. Pourquoi pries-tu Dieu ?
DONDINDAC.
    C'est qu'il est juste d'adorer l'être suprême de qui nous tenons tout.
LOGOMACOS.
    Pas mal pour un barbare ! Et que lui demandes-tu ?
DONDINDAC.
    Je le remercie des biens dont je jouis, et même des maux dans lesquels il m'éprouve; mais je me garde bien de lui rien demander; il sait mieux que nous ce qu'il nous faut, et je craindrais d'ailleurs de demander du beau temps quand mon voisin demanderait de la pluie.
LOGOMACOS.
    Ah ! je me doutais bien qu'il allait dire quelque sottise. Reprenons les choses de plus haut. Barbare, qui t'a dit qu'il y a un Dieu ?
DONDINDAC.
    La nature entière.
LOGOMACOS.
    Cela ne suffit pas. Quelle idée as-tu de Dieu ?
DONDINDAC.
    L'idée de mon créateur, de mon maître, qui me récompensera si je fais bien, et qui me punira si je fais mal.
LOGOMACOS.
    Bagatelles, pauvretés que cela ! Venons à l'essentiel. Dieu est-il infini secundum quid, ou selon l'essence ?
DONDINDAC.
    Je ne vous entends pas.
LOGOMACOS.
    Bête brute ! Dieu est-il en un lieu, ou hors de tout lieu, ou en tout lieu ?
DONDINDAC.
    Je n'en sais rien... tout comme il vous plaira.
LOGOMACOS.
    Ignorant ! Peut-il faire que ce qui a été n'ait point été, et qu'un bâton n'ait pas deux bouts ? voit-il le futur comme futur ou comme présent ? comment fait-il pour tirer l'être du néant, et pour anéantir l'être ?
DONDINDAC.
    Je n'ai jamais examiné ces choses.
LOGOMACOS.
    Quel lourdaud ! Allons, il faut s'abaisser, se proportionner. Dis-moi, mon ami, crois-tu que la matière puisse être éternelle ?
DONDINDAC.
    Que m'importe qu'elle existe de toute éternité, ou non ? je n'existe pas, moi, de toute éternité. Dieu est toujours mon maître; il m'a donné la notion de la justice, je dois la suivre; je ne veux point être philosophe, je veux être homme.
LOGOMACOS.
    On a bien de la peine avec ces têtes dures. Allons pied à pied: qu'est-ce que Dieu ?
DONDINDAC.
    Mon souverain, mon juge, mon père.
LOGOMACOS.
    Ce n'est pas là ce que je demande. Quelle est sa nature ?
DONDINDAC.
    D'être puissant et bon.
LOGOMACOS.
    Mais, est-il corporel ou spirituel ?
DONDINDAC.
    Comment voulez-vous que je le sache ?
LOGOMACOS.
    Quoi ! tu ne sais pas ce que c'est qu'un esprit ?
DONDINDAC.
    Pas le moindre mot: à quoi cela me servirait-il ? en serais-je plus juste ? serais-je meilleur mari, meilleur père, meilleur maître, meilleur citoyen ?
LOGOMACOS.
    Il faut absolument t'apprendre ce que c'est qu'un esprit; c'est, c'est, c'est.... Je te dirai cela une autre fois.
DONDINDAC.
    J'ai bien peur que vous ne me disiez moins ce qu'il est que ce qu'il n'est pas. Permettez-moi de vous faire à mon tour une question. J'ai vu autrefois un de vos temples: pourquoi peignez-vous Dieu avec une grande barbe ?
LOGOMACOS.
    C'est une question très difficile, et qui demande des instructions préliminaires.
DONDINDAC.
    Avant de recevoir vos instructions, il faut que je vous conte ce qui m'est arrivé un jour. Je venais de faire bâtir un cabinet au bout de mon jardin; j'entendis une taupe qui raisonnait avec un hanneton: Voilà une belle fabrique, disait la taupe; il faut que ce soit une taupe bien puissante qui ait fait cet ouvrage. Vous vous moquez, dit le hanneton; c'est un hanneton tout plein de génie qui est l'architecte de ce bâtiment. Depuis ce temps-là j'ai résolu de ne jamais disputer.

Dictionnaire philosophique de Voltaire. 2014.

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