FRANC FRANCE

FRANC FRANCE
FRANC OU FRANQ; FRANCE, FRANÇOIS, FRANÇAIS.
    L'Italie a toujours conservé son nom, malgré le prétendu établissement d'Énée qui aurait dû y laisser quelques traces de la langue, des caractères et des usages de Phrygie, s'il était jamais venu avec Achate, Cloanthe et tant d'autres, dans le canton de Rome alors presque désert. Les Goths, les Lombards, les Francs, les Allemands ou Germains, qui envahirent l'Italie tour-à-tour, lui laissèrent au moins son nom.
    Les Tyriens, les Africains, les Romains, les Vandales, les Visigoths, les Sarrasins, ont été les maîtres de l'Espagne les uns après les autres; le nom d'Espagne est demeuré. La Germanie a toujours conservé le sien; elle y a joint seulement celui d'Allemagne qu'elle n'a reçu d'aucun vainqueur.
    Les Gaulois sont presque les seuls peuples d'Occident qui aient perdu leur nom. Ce nom était celui de Walch ou Wuelch; les Romains substituaient toujours un G au W qui est barbare; de Welche ils firent Galli, Gallia. On distingua la Gaule celtique, la belgique, l'aquitanique, qui parlaient chacune un jargon différent.
    Qui étaient et d'où venaient ces Francs, lesquels, en très petit nombre et en très peu de temps, s'emparèrent de toutes les Gaules, que César n'avait pu entièrement soumettre qu'en dix années ? Je viens de lire un auteur qui commence par ces mots: Les Francs dont nous descendons. Hé ! mon ami, qui vous dit que vous descendez en droite ligne d'un Franc ? Hildvic ou Clodvic, que nous nommons Clovis, n'avait probablement pas plus de vingt mille hommes mal vêtus et mal armés quand il subjugua environ huit ou dix millions de Welches ou Gaulois tenus en servitude par trois ou quatre légions romaines. Nous n'avons pas une seule maison en France qui puisse fournir, je ne dis pas la moindre preuve, mais la moindre vraisemblance qu'elle ait un Franc pour son origine.
    Quand des pirates des bords de la mer Baltique vinrent, au nombre de sept ou huit mille tout au plus, se faire donner la Normandie en fief, et la Bretagne en arrière-fief, laissèrent-ils des archives par lesquelles on puisse faire voir qu'ils sont les pères de tous les Normands d'aujourd'hui ?
    Il y a bien longtemps que l'on a cru que les Franqs venaient des Troyens. Ammien Marcellin, qui vivait au quatrième siècle, dit: " Selon plusieurs anciens écrivains, des troupes de Troyens fugitifs s'établirent sur les bords du Rhin alors déserts. " Passe encore pour Énée: il pouvait aisément chercher un asile au bout de la Méditerranée; mais Francus, fils d'Hector, avait trop de chemin à faire pour aller vers Dusseldorf, Vorms, Ditz, Aldved, Solms, Ehrenbreistein, etc.
    Fredegaire ne doute pas que les Franqs ne se fussent d'abord retirés en Macédoine, et qu'ils n'aient porté les armes sous Alexandre, après avoir combattu sous Priam. Le moine Olfrid en fait son compliment à l'empereur Louis-le-Germanique.
    Le géographe de Ravenne, moins fabuleux, assigne la première habitation de la horde des Franqs parmi les Cimbres, au-delà de l'Elbe, vers la mer Baltique. Ces Franqs pourraient bien être quelques restes de ces barbares Cimbres défaits par Marius; et le savant Leibnitz est de cette opinion.
    Ce qui est bien certain, c'est que du temps de Constantin il y avait au-delà du Rhin des hordes de Franqs ou Sicambres qui exerçaient le brigandage. Ils se rassemblaient sous des capitaines de bandits, sous des chefs que les historiens ont eu le ridicule d'appeler rois; Constantin les poursuivit lui-même dans leurs repaires, en fit pendre plusieurs, en livra d'autres aux bêtes dans l'amphithéâtre de Trèves, pour son divertissement: deux de leurs prétendus rois, nommés Ascaric et Ragaise, périrent par ce supplice; c'est sur quoi les panégyristes de Constantin s'extasient, et sur quoi il n'y avait pas tant à se récrier.
    La prétendue loi salique, écrite, dit-on, par ces barbares, est une des plus absurdes chimères dont on nous ait jamais bercés. Il serait bien étrange que les Francs eussent écrit dans leurs marais un code considérable, et que les Français n'eussent eu aucune coutume écrite qu'à la fin du règne de Charles VII. Il vaudrait autant dire que les Algonquins et les Chikasaws avaient une loi par écrit. Les hommes ne sont jamais gouvernés par des lois authentiques consignées dans les monuments publics, que quand ils ont été rassemblés dans des villes, qu'ils ont eu une police réglée, des archives, et tout ce qui caractérise une nation civilisée. Dès que vous trouvez un code dans une nation qui était barbare du temps de ce code, qui ne vivait que de rapine et de brigandage, qui n'avait pas une ville fermée, soyez très sûrs que ce code est supposé, et qu'il a été fait dans des temps très postérieurs. Tous les sophismes, toutes les suppositions n'ébranleront jamais cette vérité dans l'esprit des sages.
    Ce qu'il y a de plus ridicule, c'est qu'on nous donne cette loi salique en latin, comme si des sauvages errants au-delà du Rhin avaient appris la langue latine. On la suppose d'abord rédigée par Clovis, et on le fait parler ainsi:
    " Lorsque la nation illustre des Francs était encore réputée barbare, les premiers de cette nation dictèrent la loi salique. On choisit parmi eux quatre des principaux, Visogast, Bodogast, Sologast, et Vidogast, etc. "
    Il est bon d'observer que c'est ici la fable de La Fontaine:
    Notre magot prit pour ce coup
    Le nom d'un port pour un nom d'homme.
    Liv. IV, fab. 7.
    Ces noms sont ceux de quelques cantons franqs dans le pays de Vorms. Quelle que soit l'époque où les coutumes nommées loi salique aient été rédigées sur une ancienne tradition, il est bien certain que les Franqs n'étaient pas de grands législateurs.
    Que voulait dire originairement le mot Franq ? Une preuve qu'on n'en sait rien du tout, c'est que cent auteurs ont voulu le deviner. Que voulait dire Hun, Alain, Goth, Welche, Picard ? Et qu'importe ?
    Les armées de Clovis étaient-elles toutes composées de Franqs ? il n'y a pas d'apparence. Childéric le Franq avait fait des courses jusqu'à Tournai. On dit Clovis fils de Childéric et de la reine Bazine, femme du roi Bazin. Or Bazin et Bazine ne sont pas assurément des noms allemands, et on n'a jamais vu la moindre preuve que Clovis fût leur fils. Tous les cantons germains élisaient leurs chefs; et le canton des Franqs avait sans doute élu Clodvic ou Clovis, quel que fût son père. Il fit son expédition dans les Gaules, comme tous les autres barbares avaient entrepris les leurs dans l'empire romain.
    Croira-t-on de bonne foi que l'Hérule Odo, surnommé Acer par les Romains, et connu parmi nous sous le nom d'Odoacre, n'ait eu que des Hérules à sa suite, et que Genseric n'ait conduit en Afrique que des Vandales ? Tous les misérables sans profession et sans talent, qui n'ont rien à perdre et qui espèrent gagner beaucoup, ne se joignent-ils pas toujours au premier capitaine de voleurs qui lève l'étendard de la destruction ?
    Dès que Clovis eut le moindre succès, ses troupes furent grossies sans doute de tous les Belges qui voulurent avoir part au butin; et cette armée ne s'en appela pas moins l'armée des Francs. L'expédition était très aisée. Déjà les Visigoths avaient envahi un tiers des Gaules, et les Burgundiens un autre tiers. Le reste ne tint pas devant Clovis. Les Franqs partagèrent les terres des vaincus, et les Welches les labourèrent.
    Alors le mot Franq signifia un possesseur libre, tandis que les autres étaient esclaves. De là vinrent les mots de franchise et d'affranchir: Je vous fais franq: je vous rends homme libre. De là francalenus, tenant librement; franq aleu, franq dad, franq chamen, et tant d'autres termes moitié latins, moitié barbares, qui composèrent si longtemps le malheureux patois dont on se servit en France.
    De là un franq en argent ou en or, pour exprimer la monnaie du roi des Franqs, ce qui n'arriva que longtemps après, mais qui rappelait l'origine de la monarchie. Nous disons encore vingt francs, vingt livres, et cela ne signifie rien par soi-même; cela ne donne aucune idée ni du poids ni du titre de l'argent; ce n'est qu'une expression vague par laquelle les peuples ignorants ont presque toujours été trompés, ne sachant en effet combien ils recevaient, ni combien ils payaient réellement.
    Charlemagne ne se regardait pas comme un Franq; il était né en Austrasie, et parlait la langue allemande. Son origine venait d'Arnoul, évêque de Metz, précepteur de Dagobert. Or, un homme choisi pour précepteur n'était pas probablement un Franq. Ils faisaient tous gloire de la plus profonde ignorance, et ne connaissaient que le métier des armes. Mais ce qui donne le plus de poids à l'opinion que Charlemagne regardait les Franqs comme étrangers à lui, c'est l'article IV d'un de ses capitulaires sur ses métairies: " Si les Franqs, dit-il, commettent quelques délits dans nos possessions, qu'ils soient jugés suivant leurs lois. "
    La race carlovingienne passa toujours pour allemande; le pape Adrien IV, dans sa lettre aux archevêques de Mayence, de Cologne, et de Trèves, s'exprime en ces termes remarquables: " L'empire fut transféré des Grecs aux Allemands. Leur roi ne fut empereur qu'après avoir été couronné par le pape... Tout ce que l'empereur possède, il le tient de nous. Et comme Zacharie donna l'empire grec aux Allemands, nous pouvons donner celui des Allemands aux Grecs. "
    Cependant la France ayant été partagée en orientale et en occidentale, et l'orientale étant l'Austrasie, ce nom de France prévalut au point que, même du temps des empereurs saxons, la cour de Constantinople les appelait toujours prétendus empereurs Franqs, comme il se voit dans les lettres de l'évêque Luitprand, envoyé de Rome à Constantinople.
DE LA NATION FRANÇAISE.
    Lorsque les Francs s'établirent dans le pays des premiers Welches, que les Romains appelaient Gallia, la nation se trouva composée des anciens Celtes ou Gaulois subjugués par César, des familles romaines qui s'y étaient établies, des Germains qui y avaient déjà fait des émigrations, et enfin des Francs qui se rendirent maîtres du pays sous leur chef Clovis. Tant que la monarchie qui réunit la Gaule et la Germanie subsista, tous les peuples, depuis la source du Veser jusqu'aux mers des Gaules, portèrent le nom de Francs. Mais lorsqu'en 843, au congrès de Verdun, sous Charles-le-Chauve, la Germanie et la Gaule furent séparées, le nom de Francs resta aux peuples de la France occidentale, qui retint seule le nom de France.
    On ne connut guère le nom de Français que vers le dixième siècle. Le fond de la nation est de familles gauloises, et les traces du caractère des anciens Gaulois ont toujours subsisté.
    En effet, chaque peuple a son caractère comme chaque homme; et ce caractère général est formé de toutes les ressemblances que la nature et l'habitude ont mises entre les habitants d'un même pays, au milieu des variétés qui les distinguent. Ainsi le caractère, le génie, l'esprit français, résultent de ce que les différentes provinces de ce royaume ont entre elles de semblable. Les peuples de la Guienne et ceux de la Normandie diffèrent beaucoup; cependant on reconnaît en eux le génie français, qui forme une nation de ces différentes provinces, et qui les distingue des Italiens et des Allemands. Le climat et le sol impriment évidemment aux hommes, comme aux animaux et aux plantes, des marques qui ne changent point. Celles qui dépendent du gouvernement, de la religion, de l'éducation, s'altèrent. C'est là le noeud qui explique comment les peuples ont perdu une partie de leur ancien caractère, et ont conservé l'autre. Un peuple qui a conquis autrefois la moitié de la terre, n'est plus reconnaissable aujourd'hui sous un gouvernement sacerdotal: mais le fond de son ancienne grandeur d'âme subsiste encore, quoique caché sous la faiblesse.
    Le gouvernement barbare des Turcs a énervé de même les Égyptiens et les Grecs, sans avoir pu détruire le fond du caractère et la trempe de l'esprit de ces peuples.
    Le fond du Français est tel aujourd'hui que César a peint le Gaulois, prompt à se résoudre, ardent à combattre, impétueux dans l'attaque, se rebutant aisément. César, Agathias, et d'autres, disent que de tous les Barbares le Gaulois était le plus poli. Il est encore, dans le temps le plus civilisé, le modèle de la politesse de ses voisins, quoiqu'il montre de temps en temps des restes de sa légèreté, de sa pétulance, et de sa barbarie.
    Les habitants des côtes de la France furent toujours propres à la marine: les peuples de la Guienne composèrent toujours la meilleure infanterie: ceux qui habitent les campagnes de Blois et de Tours ne sont pas, dit le Tasse,
    "... Gente robusta, o faticosa,
    Sebben tutta di ferro ella riluce.
    La terra molle, lieta, e dilettosa
    Simili a se gli abitator produce. "
    Gerus., lib. C. 1, st. 6.
    Mais comment concilier le caractère des Parisiens de nos jours avec celui que l'empereur Julien, le premier des princes et des hommes après Marc-Aurèle, donne aux Parisiens de son temps ? " J'aime ce peuple, dit-il dans son Misopogon, parce qu'il est sérieux et sévère comme moi. " Ce sérieux qui semble banni aujourd'hui d'une ville immense, devenue le centre des plaisirs, devait régner dans une ville alors petite, dénuée d'amusements: l'esprit des Parisiens a changé en cela, malgré le climat.
    L'affluence du peuple, l'opulence, l'oisiveté, qui ne peut s'occuper que des plaisirs et des arts, et non du gouvernement, ont donné un nouveau tour d'esprit à un peuple entier.
    Comment expliquer encore par quels degrés ce peuple a passé des fureurs qui le caractérisèrent du temps du roi Jean, de Charles VI, de Charles IX, de Henri III, de Henri IV même, à cette douce facilité de moeurs que l'Europe chérit en lui ? C'est que les orages du gouvernement et ceux de la religion poussèrent la vivacité des esprits aux emportements de la faction et du fanatisme, et que cette même vivacité, qui subsistera toujours, n'a aujourd'hui pour objet que les agréments de la société. Le Parisien est impétueux dans ses plaisirs, comme il le fut autrefois dans ses fureurs. Le fond du caractère, qu'il tient du climat, est toujours le même. S'il cultive aujourd'hui tous les arts dont il fut privé si longtemps, ce n'est pas qu'il ait un autre esprit, puisqu'il n'a point d'autres organes; mais c'est qu'il a eu plus de secours; et ces secours, il ne se les est pas donnés lui-même, comme les Grecs et les Florentins, chez qui les arts sont nés comme des fruits naturels de leur terroir: le Français les a reçus d'ailleurs; mais il a cultivé heureusement ces plantes étrangères; et ayant tout adopté chez lui, il a presque tout perfectionné.
    Le gouvernement des Français fut d'abord celui de tous les peuples du Nord: tout se réglait dans les assemblées générales de la nation; les rois étaient les chefs de ces assemblées; et ce fut presque la seule administration des Français dans les deux premières races, jusqu'à Charles-le-Simple.
    Lorsque la monarchie fut démembrée, dans la décadence de la race carlovingienne; lorsque le royaume d'Arles s'éleva, et que les provinces furent occupées par des vassaux peu dépendants de la couronne, le nom de Français fut plus restreint; sous Hugues-Capet, Robert, Henri, et Philippe, on n'appela Français que les peuples en deçà de la Loire. On vit alors une grande diversité dans les moeurs, comme dans les lois des provinces demeurées à la couronne de France. Les seigneurs particuliers qui s'étaient rendus les maîtres de ces provinces, introduisirent de nouvelles coutumes dans leurs nouveaux états. Un Breton, un Flamand, ont aujourd'hui quelque conformité, malgré la différence de leur caractère, qu'ils tiennent du sol et du climat; mais alors ils n'avaient entre eux presque rien de semblable.
    Ce n'est guère que depuis François 1er que l'on vit quelque uniformité dans les moeurs et dans les usages. La cour ne commença que dans ce temps à servir de modèle aux provinces réunies; mais, en général, l'impétuosité dans la guerre, et le peu de discipline, furent toujours le caractère dominant de la nation.
    La galanterie et la politesse commencèrent à distinguer les Français sous François 1er. Les moeurs devinrent atroces depuis la mort de François II. Cependant, au milieu de ces horreurs, il y avait toujours à la cour une politesse que les Allemands et les Anglais s'efforçaient d'imiter. On était déjà jaloux des Français dans le reste de l'Europe, en cherchant à leur ressembler. Un personnage d'une comédie de Shakespeare dit qu'à toute force on peut être poli, sans avoir été à la cour de France.
    Quoique la nation ait été taxée de légèreté par César et par tous les peuples voisins, cependant ce royaume, si longtemps démembré, et si souvent près de succomber, s'est réuni et soutenu principalement par la sagesse des négociations, l'adresse et la patience, mais surtout par la division de l'Allemagne et de l'Angleterre. La Bretagne n'a été réunie au royaume que par un mariage; la Bourgogne, par droit de mouvance, et par l'habileté de Louis XI; le Dauphiné, par une donation qui fut le fruit de la politique; le comté de Toulouse, par un accord soutenu d'une armée; la Provence, par de l'argent. Un traité de paix a donné l'Alsace; un autre traité a donné la Lorraine. Les Anglais ont été chassés de France autrefois, malgré les victoires les plus signalées, parce que les rois de France ont su temporiser et profiter de toutes les occasions favorables. Tout cela prouve que si la jeunesse française est légère, les hommes d'un âge mûr qui la gouvernent ont toujours été très sages. Encore aujourd'hui la magistrature, en général, a des moeurs sévères, comme du temps de l'empereur Julien. Si les premiers succès en Italie, du temps de Charles VIII, furent dus à l'impétuosité guerrière de la nation, les disgrâces qui les suivirent vinrent de l'aveuglement d'une cour qui n'était composée que de jeunes gens. François 1er ne fut malheureux que dans sa jeunesse, lorsque tout était gouverné par des favoris de son âge; et il rendit son royaume florissant dans un âge plus avancé.
    Les Français se servirent toujours des mêmes armes que leurs voisins, et eurent à peu près la même discipline dans la guerre. Ils ont été les premiers qui ont quitté l'usage de la lance et des piques. La bataille d'Ivri commença à décrier l'usage des lances, qui fut bientôt aboli; et sous Louis XIV les piques ont été oubliées. Ils portèrent des tuniques et des robes jusqu'au seizième siècle. Ils quittèrent sous Louis-le-Jeune l'usage de laisser croître la barbe, et le reprirent sous François 1er; et on ne commença à se raser entièrement que sous Louis XIV. Les habillements changèrent toujours; et les Français, au bout de chaque siècle, pouvaient prendre les portraits de leurs aïeux pour des portraits d'étrangers.
FRANÇOIS.
    On prononce aujourd'hui français, et quelques auteurs l'écrivent de même; ils en donnent pour raison qu'il faut distinguer François qui signifie une nation, de François qui est un nom propre, comme saint François, ou François 1er.
    Toutes les nations adoucissent à la longue la prononciation des mots qui sont le plus en usage; c'est ce que les Grecs appelaient euphonie. On prononçait la diphthongue oi rudement, au commencement du seizième siècle. La cour de François 1er adoucit la langue comme les esprits: de là vient qu'on ne dit plus françois par un o, mais français; qu'on dit, il aimait, il croyait, et non pas il aimoit, il croyoit, etc.
    La langue française ne commença à prendre quelque forme que vers le dixième siècle; elle naquit des ruines du latin et du celte, mêlées de quelques mots tudesques. Ce langage était d'abord le romanum rusticum, le romain rustique, et la langue tudesque fut la langue de la cour jusqu'au temps de Charles-le-Chauve; le tudesque demeura la seule langue de l'Allemagne, après la grande époque du partage en 843. Le romain rustique, la langue romance prévalut dans la France occidentale; le peuple du pays de Vaud, du Valais, de la vallée d'Engadine, et de quelques autres cantons, conserve encore aujourd'hui des vestiges manifestes de cet idiome.
    A la fin du dixième siècle le français se forma; on écrivit en français au commencement du onzième; mais ce français tenait encore plus du romain rustique que du français d'aujourd'hui. Le roman de Philomena, écrit au dixième siècle en romain rustique, n'est pas dans une langue fort différente des lois normandes. On voit encore les origines celtes, latines, et allemandes. Les mots qui signifient les parties du corps humain, ou des choses d'un usage journalier, et qui n'ont rien de commun avec le latin ou l'allemand, sont de l'ancien gaulois ou celte , comme tête, jambe, sabre, aller, pointe, parler, écouter, regarder, aboyer, crier, coutume, ensemble, et plusieurs autres de cette espèce. La plupart des termes de guerre étaient francs ou allemands: Marche, halte, maréchal, bivouac, reitre, lansquenet. Presque tout le reste est latin; et les mots latins furent tous abrégés, selon l'usage et le génie des nations du Nord: ainsi de palatium, palais; de lupus, loup; d'Auguste, août; de Junius, juin; d'unctus, oint; de purpura, pourpre; de pretium, prix, etc.... A peine restait-il quelques vestiges de la langue grecque, qu'on avait si longtemps parlée à Marseille.
    On commença au douzième siècle à introduire dans la langue quelques termes de la philosophie d'Aristote; et vers le seizième siècle, on exprima par des termes grecs toutes les parties du corps humain, leurs maladies, leurs remèdes: de là les mots de cardiaque, céphalique, podagre, apoplectique, asthmatique, iliaque, empyème, et tant d'autres. Quoique la langue s'enrichît alors du grec, et que depuis Charles VIII elle tirât beaucoup de secours de l'italien déjà perfectionné, cependant elle n'avait pas pris encore une consistance régulière. François 1er abolit l'ancien usage de plaider, de juger, de contracter en latin; usage qui attestait la barbarie d'une langue dont on n'osait se servir dans les actes publics; usage pernicieux aux citoyens, dont le sort était réglé dans une langue qu'ils n'entendaient pas. On fut alors obligé de cultiver le français; mais la langue n'était ni noble ni régulière. La syntaxe était abandonnée au caprice. Le génie de la conversation étant tourné à la plaisanterie, la langue devint très féconde en expressions burlesques et naïves, et très stérile en termes nobles et harmonieux: de là vient que dans les dictionnaires de rimes on trouve vingt termes convenables à la poésie comique pour un d'un usage plus relevé; et c'est encore une raison pour laquelle Marot ne réussit jamais dans le style sérieux, et qu'Amyot ne put rendre qu'avec naïveté l'élégance de Plutarque.
    Le français acquit de la vigueur sous la plume de Montaigne; mais il n'eut point encore d'élévation et d'harmonie. Ronsard gâta la langue en transportant dans la poésie française les composés grecs dont se servaient les philosophes et les médecins. Malherbe répara un peu le tort de Ronsard. La langue devint plus noble et plus harmonieuse par l'établissement de l'académie française, et acquit enfin, dans le siècle de Louis XIV, la perfection où elle pouvait être portée dans tous les genres.
    Le génie de cette langue est la clarté et l'ordre: car chaque langue a son génie, et ce génie consiste dans la facilité que donne le langage de s'exprimer plus ou moins heureusement, d'employer ou de rejeter les tours familiers aux autres langues. Le français n'ayant point de déclinaisons, et étant toujours asservi aux articles, ne peut adopter les inversions grecques et latines; il oblige les mots à s'arranger dans l'ordre naturel des idées. On ne peut dire que d'une seule manière, " Plancus a pris soin des affaires de César; " voilà le seul arrangement qu'on puisse donner à ces paroles: exprimez cette phrase en latin: " Res Caesaris Plancus diligenter curavit; " on peut arranger ces mots de cent vingt manières, sans faire tort au sens et sans gêner la langue. Les verbes auxiliaires, qui alongent et qui énervent les phrases dans les langues modernes, rendent encore la langue française peu propre pour le style lapidaire. Les verbes auxiliaires, ses pronoms, ses articles, son manque de participes déclinables, et enfin sa marche uniforme, nuisent au grand enthousiasme de la poésie: elle a moins de ressources en ce genre que l'italien et l'anglais; mais cette gêne et cet esclavage même la rendent plus propre à la tragédie et à la comédie qu'aucune langue de l'Europe. L'ordre naturel dans lequel on est obligé d'exprimer ses pensées et de construire ses phrases répand dans cette langue une douceur et une facilité qui plaît à tous les peuples; et le génie de la nation, se mêlant au génie de la langue, a produit plus de livres agréablement écrits qu'on n'en voit chez aucun autre peuple.
    La liberté et la douceur de la société n'ayant été longtemps connues qu'en France, le langage en a reçu une délicatesse d'expression et une finesse pleine de naturel qui ne se trouvent guère ailleurs. On a quelquefois outré cette finesse, mais les gens de goût ont su toujours la réduire dans de justes bornes.
    Plusieurs personnes ont cru que la langue française s'était appauvrie depuis le temps d'Amyot et de Montaigne: en effet, on trouve dans ces auteurs plusieurs expressions qui ne sont plus recevables; mais ce sont pour la plupart des termes familiers auxquels on a substitué des équivalents. Elle s'est enrichie de quantité de termes nobles et énergiques; et sans parler ici de l'éloquence des choses, elle a acquis l'éloquence des paroles. C'est dans le siècle de Louis XIV, comme on l'a dit, que cette éloquence a eu son plus grand éclat, et que la langue a été fixée. Quelques changements que le temps et le caprice lui préparent, les bons auteurs du dix-septième et du dix-huitième siècle serviront toujours de modèles.
    On ne devait pas attendre que le Français dût se distinguer dans la philosophie. Un gouvernement longtemps gothique étouffa toute lumière pendant plus de douze cents ans, et des maîtres d'erreurs payés pour abrutir la nature humaine épaissirent encore les ténèbres. Cependant aujourd'hui il y a plus de philosophie dans Paris que dans aucune ville de la terre, et peut-être que dans toutes les villes ensemble, excepté Londres. Cet esprit de raison pénètre même dans les provinces. Enfin le génie français est peut-être égal aujourd'hui à celui des Anglais en philosophie; peut-être supérieur à tous les autres peuples, depuis quatre-vingts ans, dans la littérature; et le premier, sans doute, pour les douceurs de la société, pour cette politesse si aisée, si naturelle, qu'on appelle improprement urbanité.
LANGUE FRANÇAISE.
    Il ne nous reste aucun monument de la langue des anciens Welches, qui faisaient, dit-on, une partie des peuples celtes, ou keltes, espèce de sauvages dont on ne connaît que le nom, et qu'on a voulu en vain illustrer par des fables. Tout ce que l'on sait est que les peuples que les Romains appelaient Galli, dont nous avons pris le nom de Gaulois, s'appelaient Welches; c'est le nom qu'on donne encore aux Français dans la Basse-Allemagne, comme on appelait cette Allemagne Teutch.
    La province de Galles, dont les peuples sont une colonie de Gaulois, n'a d'autre nom que celui de Welch.
    Un reste de l'ancien patois s'est encore conservé chez quelques rustres dans cette province de Galles, dans la Basse-Bretagne, dans quelques villages de France.
    Quoique notre langue soit une corruption de la latine, mêlée de quelques expressions grecques, italiennes, espagnoles, cependant nous avons retenu plusieurs mots dont l'origine paraît être celtique. Voici un petit catalogue de ceux qui sont encore d'usage, et que le temps n'a presque point altérés.
A.
    Abattre, acheter, achever, affoller, aller, aleu, franc-aleu.
B.
    Bagage, bagarre, bague, bailler, balayer, ballot, ban, arrière-ban, banc, bannal, barre, barreau, barrière, bataille, bateau, battre, bec, bègue, béguin, béquée, béqueter, berge, berne, bivouac, blêche, blé, blesser, bloc, blocaille, blond, bois, botte, bouche, boucher, bouchon, boucle, brigand, brin, brise de vent, broche, brouiller, broussailles, bru, mal rendu par belle-fille.
C.
    Cabas, caille, calme, calotte, chance, chat, claque, cliquetis, clou, coi, coiffe, coq, couard, couette, cracher, craquer, cric, croc, croquer.
D.
    Da (cheval), nom qui s'est conservé parmi les enfants, dada; d'abord, dague, danse, devis, devise, deviser, digue, dogue, drap, drogue, drôle.
E.
    Échalas, effroi, embarras, épave, est, ainsi que ouest, nord et sud.
F.
    Fifre, flairer, flèche, fou, fracas, frapper, frasque, fripon, frire, froc.
G.
    Gabelle, gaillard, gain, galand, galle, garant, garre, garder, gauche, gobelet, gobet, gogue, gourde, gousse, gras, grelot, gris, gronder, gros, guerre, guetter.
H.
    Hagard, halle, halte, hanap, hanneton, haquenée, harasser, hardes, harnois, havre, hasard, heaume, heurter, hors, hucher, huer.
L.
    Ladre, laid, laquais, leude, homme de pied; logis, lopin, lors, lorsque, lot, lourd.
M.
    Magasin, maille, maraud, marche, maréchal, marmot, marque, mâtin, mazette, mener, meurtre, morgue, mou, moufle, mouton.
N.
    Nargue, narguer, niais.
O.
    Osche ou hoche, petite entaillure que les boulangers font encore à de petites baguettes pour marquer le nombre des pains qu'ils fournissent, ancienne manière de tout compter chez les Welches; c'est ce qu'on appelle encore taille. Qui, ouf.
P.
    Palefroi, pantois, parc, piaffe, piailler, picorer.
R.
    Race, racler, radoter, rançon, rat, ratisser, regarder, renifler, requinquer, rêver, rincer, risque, rosse, ruer.
S.
    Saisir, saison, salaire, salle, savate, soin, sot; ce nom ne convenait-il pas un peu à ceux qui l'ont dérivé de l'hébreu ? comme si les Welches avaient autrefois étudié à Jérusalem; soupe.
T.
    Talus, tanné (couleur), tantôt, tape, tic, trace, trappe, trapu, traquer, qu'on n'a pas manqué de faire venir de l'hébreu, tant les Juifs et nous étions voisins autrefois; tringle, troc, trognon, trompe, trop, trou, troupe, trousse, trouve.
V.
    Vacarme, valet, vassal.
    Voyez à l'article GREC les mots qui peuvent être dérivés originairement de la langue grecque.
    De tous les mots ci-dessus, et de tous ceux qu'on y peut joindre, il en est qui probablement ne sont pas de l'ancienne langue gauloise, mais de la teutone. Si on pouvait prouver l'origine de la moitié, c'est beaucoup.
    Mais quand nous aurons bien constaté leur généalogie, quel fruit en pourrons-nous tirer ? Il n'est pas question de savoir ce que notre langue fut, mais ce qu'elle est. Il importe peu de connaître quelques restes de ces ruines barbares, quelques mots d'un jargon qui ressemblait, dit l'empereur Julien, au hurlement des bêtes. Songeons à conserver dans sa pureté la belle langue qu'on parlait dans le grand siècle de Louis XIV.
    Ne commence-t-on pas à la corrompre ? N'est-ce pas corrompre une langue que de donner aux termes employés par les bons auteurs une signification nouvelle ? Qu'arriverait-il si vous changiez ainsi le sens de tous les mots ? On ne vous entendrait, ni vous, ni les bons écrivains du grand siècle.
    Il est sans doute très indifférent en soi qu'une syllabe signifie une chose ou une autre. J'avouerai même que si on assemblait une société d'hommes qui eussent l'esprit et l'oreille justes, et s'il s'agissait de réformer la langue, qui fut si barbare jusqu'à la naissance de l'académie, on adoucirait la rudesse de plusieurs expressions, on donnerait de l'embonpoint à la sécheresse de quelques autres, et de l'harmonie à des sons rebutants. Oncle, ongle, radoub, perdre, borgne, plusieurs mots terminés durement, auraient pu être adoucis. Épieu, lieu, dieu, moyeu, feu, bleu, peuple, nuque, plaque, porche, auraient pu être plus harmonieux. Quelle différence du mot Theos au mot Dieu, de populos à peuples, de locus à lieu !
    Quand nous commençâmes à parler la langue des Romains nos vainqueurs, nous la corrompîmes. D'Augustus nous fîmes aoust, août; de pavo, paon; de Cadomum, Caen; de Junius, juin; d'unctus, oint; de purpura, pourpre; de pretium, prix. C'est une propriété des barbares d'abréger tous les mots. Ainsi les Allemands et les Anglais firent d'ecclesia, kirk, church; de foras, furth; de condemnare, damn. Tous les nombres romains devinrent des monosyllabes dans presque tous les patois de l'Europe; et notre mot vingt, pour viginti, n'atteste-t-il pas encore la vieille rusticité de nos pères ? La plupart des lettres que nous avons retranchées, et que nous prononcions durement, sont nos anciens habits de sauvages: chaque peuple en a des magasins.
    Le plus insupportable reste de la barbarie welche et gauloise est dans nos terminaisons en oin; coin, soin, oint, groin, foin, point, loin, marsouin, tintouin, pourpoint. Il faut qu'un langage ait d'ailleurs de grands charmes pour faire pardonner ces sons, qui tiennent moins de l'homme que de la plus dégoûtante espèce des animaux.
    Mais enfin, chaque langue a des mots désagréables que les hommes éloquents savent placer heureusement, et dont ils ornent la rusticité. C'est un très grand art; c'est celui de nos bons auteurs. Il faut donc s'en tenir à l'usage qu'ils ont fait de la langue reçue.
    Il n'est rien de choquant dans la prononciation d'oin quand ces terminaisons sont accompagnées de syllabes sonores. Au contraire, il y a beaucoup d'harmonie dans ces deux phrases: " Les tendres soins que j'ai pris de votre enfance. Je suis loin d'être insensible à tant de vertus et de charmes. " Mais il faut se garder de dire, comme dans la tragédie de Nicomède (acte II, sc. III):
    Non; mais il m'a surtout laissé ferme en ce point,
    D'estimer beaucoup Rome, et ne la craindre point.
    Le sens est beau; il fallait l'exprimer en vers plus mélodieux: les deux rimes de point choquent l'oreille. Personne n'est révolté de ces vers dans l'Andromaque:
    Nous le verrions encor nous partager ses soins
    Il m'aimerait peut-être: il le feindrait du moins.
    Adieu, tu peux partir; je demeure en Épire.
    Je renonce à la Grèce, à Sparte, à son empire,
    A toute ma famille, etc.
    Andromaque, acte V, scène III.
    Voyez comme les derniers vers soutiennent les premiers, comme ils répandent sur eux la beauté de leur harmonie.
    On peut reprocher à la langue française un trop grand nombre de mots simples auxquels manque le composé, et de termes composés qui n'ont point le simple primitif. Nous avons des architraves, et point de traves; un homme est implacable, et n'est point placable; il y a des gens inaimables, et cependant inaimable ne s'est pas encore dit.
    C'est par la même bizarrerie que le mot de garçon est très usité, et que celui de garce est devenu une injure grossière. Vénus est un mot charmant, vénérien donne une idée affreuse.
    Le latin eut quelques singularités pareilles. Les Latins disaient possible, et ne disaient pas impossible. Ils avaient le verbe providere, et non le substantif providentia; Cicéron fut le premier qui l'employa comme un mot technique.
    Il me semble que, lorsqu'on a eu dans un siècle un nombre suffisant de bons écrivains, devenus classiques, il n'est plus guère permis d'employer d'autres expressions que les leurs, et qu'il faut leur donner le même sens, ou bien dans peu de temps le siècle présent n'entendrait plus le siècle passé.
    Vous ne trouverez dans aucun auteur du siècle de Louis XIV que Rigault ait peint les portraits au parfait, que Benserade ait persiflé la cour, que le surintendant Fouquet ait eu un goût décidé pour les beaux-arts, etc.
    Le ministère prenait alors des engagements, et non pas des errements. On tenait, on remplissait, on accomplissait ses promesses; on ne les réalisait pas. On citait les anciens, on ne faisait pas des citations. Les choses avaient du rapport les unes aux autres, des ressemblances, des analogies, des conformités; on les rapprochait, on en tirait des inductions, des conséquences: aujourd'hui on imprime qu'un article d'une déclaration du roi a trait à un arrêt de la cour des aides. Si on avait demandé à Patru, à Pellisson, à Boileau, à Racine, ce que c'est qu'avoir trait, ils n'auraient su que répondre. On recueillait ses moissons; aujourd'hui on les récolte. On était exact, sévère, rigoureux, minutieux même; à présent on s'avise d'être strict. Un avis était semblable à un autre; il n'en était pas différent; il lui était conforme; il était fondé sur les mêmes raisons; deux personnes étaient du même sentiment, avaient la même opinion, etc., cela s'entendait: je lis dans vingt mémoires nouveaux que les états ont eu un avis parallèle à celui du parlement; que le parlement de Rouen n'a pas une opinion parallèle à celui de Paris, comme si parallèle pouvait signifier conforme; comme si deux choses parallèles ne pouvaient pas avoir mille différences.
    Aucun auteur du bon siècle n'usa du mot de fixer que pour signifier arrêter, rendre stable, invariable.
    Et fixant de ses voeux l'inconstance fatale,
    Phèdre depuis longtemps ne craint plus de rivale.
    Phèdre, acte I, scène I.
    C'est à ce jour heureux qu'il fixa son retour.
    ....
    Égayer la chagrine, et fixer la volage.
    Quelques Gascons hasardèrent de dire, J'ai fixé cette dame, pour, je l'ai regardée fixement, j'ai fixé mes yeux sur elle. De là est venue la mode de dire, Fixer une personne. Alors vous ne savez point si on entend par ce mot, j'ai rendu cette personne moins incertaine, moins volage; ou si on entend, je l'ai observée, j'ai fixé mes regards sur elle. Voilà un nouveau sens attaché à un mot reçu, et une nouvelle source d'équivoques.
    Presque jamais les Pellisson, les Bossuet, les Fléchier, les Massillon, les Fénélon, les Racine, les Quinault, les Boileau, Molière même et La Fontaine, qui tous deux ont commis beaucoup de fautes contre la langue, ne se sont servis du terme vis-à-vis que pour exprimer une position de lieu. On disait: L'aile droite de l'armée de Scipion vis-à-vis l'aile gauche d'Annibal. Quand Ptolémée fut vis-à-vis de César, il trembla.
    Vis-à-vis est l'abrégé de visage à visage; et c'est une expression qui ne s'employa jamais dans la poésie noble, ni dans le discours oratoire.
    Aujourd'hui l'on commence à dire, " Coupable vis-à-vis de vous, bienfaisant vis-à-vis de nous, difficile vis-à-vis de nous, mécontent vis-à-vis de nous, " au lieu de coupable, bienfaisant envers nous, difficile avec nous, mécontent de nous.
    J'ai lu dans un écrit public: Le roi mal satisfait vis-à-vis de son parlement. C'est un amas de barbarismes. On ne peut être mal satisfait. Mal est le contraire de satis, qui signifie assez. On est peu content, mécontent; on se croit mal servi, mal obéi. On n'est ni satisfait, ni mal satisfait, ni content, ni mécontent, ni bien, ni mal obéi, vis-à-vis de quelqu'un, mais de quelqu'un. Mal satisfait est de l'ancien style des bureaux. Des écrivains peu corrects se sont permis cette faute.
    Presque tous les écrits nouveaux sont infectés de l'emploi vicieux de ce mot vis-à-vis. On a négligé ces expressions si faciles, si heureuses, si bien mises à leur place par les bons écrivains, envers, pour, avec, à l'égard, en faveur de.
    Vous me dites qu'un homme est bien disposé vis-à-vis de moi; qu'il a un ressentiment vis-à-vis de moi; que le roi veut se conduire en père vis-à-vis de la nation. Dites que cet homme est bien disposé pour moi, à mon égard, en ma faveur; qu'il a du ressentiment contre moi; que le roi veut se conduire en père du peuple; qu'il veut agir en père avec la nation, envers la nation: ou bien vous parlerez fort mal.
    Quelques auteurs, qui ont parlé allobroge en français, on dit élogier au lieu de louer, ou faire un éloge; par contre au lieu d'au contraire; éduquer pour élever, ou donner de l'éducation; égaliser les fortunes pour égaler.
    Ce qui peut le plus contribuer à gâter la langue, à la replonger dans la barbarie, c'est d'employer dans le barreau, dans les conseils d'État, des expressions gothiques, dont on se servait dans le quatorzième siècle: " Nous aurions reconnu; nous aurions observé; nous aurions statué; il nous aurait paru aucunement utile. "
    Hé, mes pauvres législateurs ! qui vous empêche de dire: " Nous avons reconnu; nous avons statué; il nous a paru utile ? "
    Le sénat romain, dès le temps des Scipions, parlait purement, et on aurait sifflé un sénateur qui aurait prononcé un solécisme. Un parlement croit se donner du relief en disant au roi qu'il ne peut obtempérer. Les femmes ne peuvent entendre ce mot qui n'est pas français. Il y a vingt manières de s'exprimer intelligiblement.
    C'est un défaut trop commun d'employer des termes étrangers pour exprimer ce qu'ils ne signifient pas. Ainsi de celata, qui signifie un casque en italien, on fit le mot salade dans les guerres d'Italie; de bowling-green, gazon où l'on joue à la boule, on a fait boulingrin; roast-beef, boeuf rôti, a produit chez nos maîtres-d'hôtel du bel air des boeufs rôtis d'agneau, des boeufs rôtis de perdreaux. De l'habit de cheval riding-coat on a fait redingote; et du salon du sieur Devaux à Londres, nommé vaux-hall, on a fait un facs-hall à Paris. Si on continue, la langue française si polie redeviendra barbare. Notre théâtre l'est déjà par des imitations abominables; notre langage le sera de même. Les solécismes, les barbarismes, le style boursoufflé, guindé, inintelligible, ont inondé la scène depuis Racine, qui semblait les avoir bannis pour jamais par la pureté de sa diction toujours élégante. On ne peut dissimuler qu'excepté quelques morceaux d'Électre, et surtout de Rhadamiste, tout le reste des ouvrages de l'auteur est quelquefois un amas de solécismes et de barbarismes, jeté au hasard en vers qui révoltent l'oreille.
    Il parut, il y a quelques années, un Dictionnaire néologique dans lequel on montrait ces fautes dans tout leur ridicule. Mais malheureusement cet ouvrage, plus satirique que judicieux, était fait par un homme un peu grossier , qui n'avait ni assez de justesse dans l'esprit ni assez d'équité pour ne pas mêler indifféremment les bonnes et les mauvaises critiques.
    Il parodie quelquefois très grossièrement les morceaux les plus fins et les plus délicats des éloges des académiciens, prononcés par Fontenelle; ouvrage qui en tout sens fait honneur à la France. Il condamne dans Crébillon, fais-toi d'autres vertus, etc.; l'auteur, dit-il, veut dire, pratique d'autres vertus. Si l'auteur qu'il reprend s'était servi de ce mot pratique, il aurait été fort plat. Il est beau de dire: Je me fais des vertus conformes à ma situation. Cicéron a dit, Facere de necessitate virtutem; d'où nous est venu le proverbe, faire de nécessité vertu. Racine a dit dans Britannicus:
    Qui, dans l'obscurité nourrissant sa douleur,
    S'est fait une vertu conforme à son malheur.
    (Acte II, scène III.)
    Ainsi Crébillon avait imité Racine; il ne fallait pas blâmer dans l'un ce qu'on admire dans l'autre.
    Mais il est vrai qu'il eût fallu manquer absolument de goût et de jugement pour ne pas reprendre les vers suivants qui pèchent tous, ou contre la langue, ou contre l'élégance, ou contre le sens commun.
    Mon fils, je t'aime encor tout ce qu'on peut aimer.
    CRÉBILLON, Pyrrhus, acte III, scène V.
    Tant le sort entre nous a jeté de mystère.
    Idem, acte III, scène IV.
    Les dieux ont leur justice, et le trône a ses moeurs.
    Idem, acte II, scène I.
    Agénor inconnu ne compte point d'aïeux,
    Pour me justifier d'un amour odieux.
    Idem, Sémiramis, acte I, scène V.
    Ma raison s'arme en vain de quelques étincelles.
    Idem, ibid.
    Ah ! que les malheureux éprouvent de tourments !
    Idem, Électre, acte III, scène II.
    Un captif tel que moi
    Honorerait ses fers même sans qu'il fût roi.
    Idem, Sémiramis, acte II, scène III.
    Un guerrier généreux, que la vertu couronne,
    Vaut bien un roi formé par le secours des lois:
    Le premier qui le fut n'eut pour lui que sa voix.
    Idem, Sémiramis, acte II, scène III.
    A ce prix je deviendrai sa mère,
    Mais je ne la suis pas; je n'en ressens du moins
    Les entrailles, l'amour, les remords, ni les soins.
    Idem, ibid., acte IV, scène VII.
    Je crois que tu n'es pas coupable
    Mais si tu l'es, tu n'es qu'un homme détestable.
    Idem, Catilina, acte IV, scène II.
    Mais vous me payerez ses funestes appas.
    C'est vous qui leur gagnez sur moi la préférence.
    Idem, ibid., acte II, scène I.
    Seigneur, enfin la paix si longtemps attendue
    M'est redonnée ici par le même héros
    Dont la seule valeur nous causa tant de maux.
    CRÉBILLON, Pyrrhus, acte V, scène III.
    Autour du vase affreux par moi-même rempli
    Du sang de Nonnius avec soin recueilli,
    Au fond de ton palais j'ai rassemblé leur troupe.
    Idem, Catilina, acte IV, scène III.
    Ces phrases obscures, ces termes impropres, ces fautes de syntaxe, ce langage inintelligible, ces pensées si fausses et si mal exprimées; tant d'autres tirades où l'on ne parle que des dieux et des enfers, parce qu'on ne sait pas faire parler les hommes; un style boursoufflé et plat à la fois, hérissé d'épithètes inutiles, de maximes monstrueuses exprimées en vers dignes d'elles , c'est là ce qui a succédé au style de Racine; et pour achever la décadence de la langue et du goût, ces pièces visigothes et vandales ont été suivies de pièces plus barbares encore.
    La prose n'est pas moins tombée. On voit, dans des livres sérieux et faits pour instruire, une affectation qui indigne tout lecteur sensé.
    " Il faut mettre sur le compte de l'amour-propre ce qu'on met sur le compte des vertus.
    L'esprit se joue à pure perte dans ces questions où l'on a fait les frais de penser.
    Les éclipses étaient en droit d'effrayer les hommes.
    Épicure avait un extérieur à l'unisson de son âme.
    L'empereur Claudius renvia sur Auguste.
    La religion était en collusion avec la nature.
    Cléopâtre était une beauté privilégiée.
    L'air de gaieté brillait sur les enseignes de l'armée.
    Le triumvir Lépide se rendit nul.
    Un consul se fit clef de meute dans la république.
    Mécénas était d'autant plus éveillé qu'il affichait le sommeil.
    Julie affectée de pitié élève à son amant ses tendres supplications.
    Elle cultiva l'espérance.
    Son âme épuisée se fond comme l'eau.
    Sa philosophie n'est point parlière.
    Son amant ne veut pas mesurer ses maximes à sa toise, et prendre une âme aux livrées de la maison. "
    Tels sont les excès d'extravagance où sont tombés des demi-beaux esprits qui ont eu la manie de se singulariser.
    On ne trouve pas dans Rollin une seule phrase qui tienne de ce jargon ridicule, et c'est en quoi il est très estimable, puisqu'il a résisté au torrent du mauvais goût.
    Le défaut contraire à l'affectation est le style négligé, lâche et rampant, l'emploi fréquent des expressions populaires et proverbiales.
    " Le général poursuivit sa pointe.
    Les ennemis furent battus à plate couture.
    Ils s'enfuirent à vauderoute.
    Il se prêta à des propositions de paix, après avoir chanté victoire.
    Les légions vinrent au-devant de Drusus par manière d'acquit.
    Un soldat romain se donnant à dix as par jour, corps et âme. "
    La différence qu'il y avait entre eux était, au lieu de dire dans un style plus concis, la différence entre eux était. Le plaisir qu'il y a à cacher ses démarches à son rival, au lieu de dire le plaisir de cacher ses démarches à son rival.
    Lors de la bataille de Fontenoi, au lieu de dire dans le temps de la bataille, l'époque de la bataille, tandis, lorsque l'on donnait la bataille.
    Par une négligence encore plus impardonnable, et faute de chercher le mot propre, quelques écrivains ont imprimé, Il l'envoya faire faire la revue des troupes. Il était si aisé de dire, il l'envoya passer les troupes en revue; il lui ordonna d'aller faire la revue.
    Il s'est glissé dans la langue un autre vice; c'est d'employer des expressions poétiques dans ce qui doit être écrit du style le plus simple. Des auteurs de journaux et même de quelques gazettes parlent des forfaits d'un coupeur de bourse condamné à être fouetté dans ces lieux. Des janissaires ont mordu la poussière. Les troupes n'ont pu résister à l'inclémence des airs. On annonce une histoire d'une petite ville de province, avec les preuves, et une table des matières, en faisant l'éloge de la magie du style de l'auteur. Un apothicaire donne avis au public qu'il débite une drogue nouvelle à trois livres la bouteille; il dit qu'il a interrogé la nature, et qu'il l'a forcée d'obéir à ses lois.
    Un avocat, à propos d'un mur mitoyen, dit que le droit de sa partie est éclairé du flambeau des présomptions.
    Un historien, en parlant de l'auteur d'une sédition, vous dit qu'il alluma le flambeau de la discorde. S'il décrit un petit combat, il dit que ces vaillants chevaliers descendaient dans le tombeau, en y précipitant leurs ennemis victorieux.
    Ces puérilités ampoulées ne devaient pas reparaître après le plaidoyer de maître Petit-Jean dans les Plaideurs. Mais enfin il y aura toujours un petit nombre d'esprits bien faits qui conservera les bienséances du style et le bon goût, ainsi que la pureté de la langue. Le reste sera oublié.

Dictionnaire philosophique de Voltaire. 2014.

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