GOUT

GOUT
SECTION PREMIÈRE.
    Le goût, ce sens, ce don de discerner nos aliments, a produit dans toutes les langues connues la métaphore qui exprime, par le mot goût, le sentiment des beautés et des défauts dans tous les arts: c'est un discernement prompt, comme celui de la langue et du palais, et qui prévient comme lui la réflexion; il est, comme lui, sensible et voluptueux à l'égard du bon; il rejette, comme lui, le mauvais avec soulèvement; il est souvent, comme lui, incertain et égaré, ignorant même si ce qu'on lui présente doit lui plaire, et ayant quelquefois besoin, comme lui, d'habitude pour se former.
    Il ne suffit pas, pour le goût, de voir, de connaître la beauté d'un ouvrage; il faut la sentir, en être touché. Il ne suffit pas de sentir, d'être touché d'une manière confuse; il faut démêler les différentes nuances. Rien ne doit échapper à la promptitude du discernement; et c'est encore une ressemblance de ce goût intellectuel, de ce goût des arts, avec le goût sensuel: car le gourmet sent et reconnaît promptement le mélange de deux liqueurs; l'homme de goût, le connaisseur, verra d'un coup d'oeil prompt le mélange de deux styles; il verra un défaut à côté d'un agrément; il sera saisi d'enthousiasme à ce vers des Horaces:
    Que vouliez-vous qu'il fît contre trois ? - Qu'il mourût !
    il sentira un dégoût involontaire au vers suivant:
    Ou qu'un beau désespoir alors le secourût.
    Acte III, scène VI.
    Comme le mauvais goût, au physique, consiste à n'être flatté que par des assaisonnements trop piquants et trop recherchés, ainsi le mauvais goût dans les arts est de ne se plaire qu'aux ornements étudiés, et de ne pas sentir la belle nature.
    Le goût dépravé dans les aliments est de choisir ceux qui dégoûtent les autres hommes; c'est une espèce de maladie. Le goût dépravé dans les arts est de se plaire à des sujets qui révoltent les esprits bien faits, de préférer le burlesque au noble, le précieux et l'affecté au beau simple et naturel: c'est une maladie de l'esprit. On se forme le goût des arts beaucoup plus que le goût sensuel; car dans le goût physique, quoiqu'on finisse quelquefois par aimer les choses pour lesquelles on avait d'abord de la répugnance, cependant la nature n'a pas voulu que les hommes, en général, apprissent à sentir ce qui leur est nécessaire. Mais le goût intellectuel demande plus de temps pour se former. Un jeune homme sensible, mais sans aucune connaissance, ne distingue point d'abord les parties d'un grand choeur de musique; ses yeux ne distinguent point d'abord dans un tableau les gradations, le clair-obscur, la perspective, l'accord des couleurs, la correction du dessin; mais peu à peu ses oreilles apprennent à entendre, et ses yeux à voir: il sera ému à la première représentation qu'il verra d'une belle tragédie; mais il n'y démêlera ni le mérite des unités, ni cet art délicat par lequel aucun personnage n'entre ni ne sort sans raison, ni cet art encore plus grand qui concentre des intérêts divers dans un seul, ni enfin les autres difficultés surmontées. Ce n'est qu'avec de l'habitude et des réflexions qu'il parvient à sentir tout d'un coup avec plaisir ce qu'il ne démêlait pas auparavant. Le goût se forme insensiblement dans une nation qui n'en avait pas, parce qu'on y prend peu à peu l'esprit des bons artistes. On s'accoutume à voir des tableaux avec les yeux de Le Brun, du Poussin, de Le Sueur. On entend la déclamation notée des scènes de Quinault, avec l'oreille de Lulli; et les airs et les symphonies, avec celle de Rameau. On lit les livres avec l'esprit des bons auteurs.
    Si toute une nation s'est réunie, dans les premiers temps de la culture des beaux-arts, à aimer des auteurs pleins de défauts, et méprisés avec le temps, c'est que ces auteurs avaient des beautés naturelles que tout le monde sentait, et qu'on n'était pas encore à portée de démêler leurs imperfections. Ainsi Lucilius fut chéri des Romains avant qu'Horace l'eût fait oublier; Regnier fut goûté des Français avant que Boileau parût: et si des auteurs anciens, qui bronchent à chaque pas, ont pourtant conservé leur grande réputation, c'est qu'il ne s'est point trouvé d'écrivain pur et châtié chez ces nations, qui leur ait dessillé les yeux, comme il s'est trouvé un Horace chez les Romains, un Boileau chez les Français.
    On dit qu'il ne faut point disputer des goûts; et on a raison, quand il n'est question que du goût sensuel, de la répugnance qu'on a pour une certaine nourriture, de la préférence qu'on donne à une autre: on n'en dispute point, parce qu'on ne peut corriger un défaut d'organes. Il n'en est pas de même dans les arts: comme ils ont des beautés réelles, il y a un bon goût qui les discerne, et un mauvais goût qui les ignore; et on corrige souvent le défaut d'esprit qui donne un goût de travers. Il y a aussi des âmes froides, des esprits faux, qu'on ne peut ni échauffer ni redresser; c'est avec eux qu'il ne faut point disputer des goûts, parce qu'ils n'en ont point.
    Le goût est arbitraire dans plusieurs choses, comme dans les étoffes, dans les parures, dans les équipages, dans ce qui n'est pas au rang des beaux-arts; alors il mérite plutôt le nom de fantaisie: c'est la fantaisie plutôt que le goût qui produit tant de modes nouvelles.
    Le goût peut se gâter chez une nation; ce malheur arrive d'ordinaire après les siècles de perfection. Les artistes, craignant d'être imitateurs, cherchent des routes écartées; ils s'éloignent de la belle nature, que leurs prédécesseurs ont saisie: il y a du mérite dans leurs efforts; ce mérite couvre leurs défauts. Le public, amoureux des nouveautés, court après eux; il s'en dégoûte, et il en paraît d'autres qui font de nouveaux efforts pour plaire; ils s'éloignent de la nature encore plus que les premiers: le goût se perd; on est entouré de nouveautés qui sont rapidement effacées les unes par les autres; le public ne sait plus où il en est, et il regrette en vain le siècle du bon goût, qui ne peut plus revenir: c'est un dépôt que quelques bons esprits conservent encore loin de la foule.
    Il est de vastes pays où le goût n'est jamais parvenu: ce sont ceux où la société ne s'est point perfectionnée; où les hommes et les femmes ne se rassemblent point; où certains arts, comme la sculpture, la peinture des êtres animés, sont défendus par la religion. Quand il y a peu de société, l'esprit est rétréci, sa pointe s'émousse, il n'a pas de quoi se former le goût. Quand plusieurs beaux-arts manquent les autres ont rarement de quoi se soutenir, parce que tous se tiennent par la main et dépendent les uns des autres. C'est une des raisons pourquoi les Asiatiques n'ont jamais eu d'ouvrages bien faits presque en aucun genre, et que le goût n'a été le partage que de quelques peuples de l'Europe.
SECTION II.
    Y a-t-il un bon et un mauvais goût ? oui, sans doute, quoique les hommes diffèrent d'opinions, de moeurs, d'usages.
    Le meilleur goût en tout genre est d'imiter la nature avec le plus de fidélité, de force, et de grâce.
    Mais la grâce n'est-elle pas arbitraire ? non, puisqu'elle consiste à donner aux objets qu'on représente de la vie et de la douceur.
    Entre deux hommes dont l'un sera grossier, l'autre délicat, on convient assez que l'un a plus de goût que l'autre.
    Avant que le bon temps fût venu, Voiture, qui, dans sa manie de broder des riens, avait quelquefois beaucoup de délicatesse et d'agrément, écrit au grand Condé sur sa maladie:
    Commencez doncques à songer
    Qu'il importe d'être et de vivre
    Pensez mieux à vous ménager.
    Quel charme a pour vous le danger,
    Que vous aimiez tant à le suivre ?
    Si vous aviez, dans les combats,
    D'Amadis l'armure enchantée,
    Comme vous en avez le bras
    Et la vaillance tant vantée,
    De votre ardeur précipitée,
    Seigneur, je ne me plaindrais pas.
    Mais en nos siècles où les charmes
    Ne font pas de pareilles armes
    Qu'on voit que le plus noble sang,
    Fût-il d'Hector ou d'Alexandre,
    Est aussi facile à répandre
    Que l'est celui du plus bas rang
    Que d'une force sans seconde
    La Mort sait ses traits élancer
    Et qu'un peu de plomb peut casser
    La plus belle tête du monde
    Qui l'a bonne y doit regarder.
    Mais une telle que la vôtre
    Ne se doit jamais hasarder.
    Pour votre bien et pour le nôtre,
    Seigneur, il vous la faut garder...
    Quoi que votre esprit se propose,
    Quand votre course sera close,
    On vous abandonnera fort.
    Et, seigneur, c'est fort peu de chose
    Qu'un demi-dieu quand il est mort.
    Épître à monseigneur le prince, sur son retour d'Allemagne, en 1645.
    Ces vers passent encore aujourd'hui pour être pleins de goût, et pour être les meilleurs de Voiture.
    Dans le même temps, L'Estoile, qui passait pour un génie; L'Estoile, l'un des cinq auteurs qui travaillaient aux tragédies du cardinal de Richelieu; L'Estoile, l'un des juges de Corneille, faisait ces vers qui sont imprimés à la suite de Malherbe et de Racan:
    Que j'aime en tout temps la taverne !
    Que librement je m'y gouverne !
    Elle n'a rien d'égal à soi.
    J'y vois tout ce que j'y demande
    Et les torchons y sont pour moi
    De fine toile de Hollande.
    Il n'est point de lecteur qui ne convienne que les vers de Voiture sont d'un courtisan qui a le bon goût en partage, et ceux de L'Estoile d'un homme grossier sans esprit.
    C'est dommage qu'on puisse dire de Voiture: Il eut du goût cette fois-là. Il n'y a certainement qu'un goût détestable dans plus de mille vers pareils à ceux-ci:
    Quand nous fûmes dans Étampe,
    Nous parlâmes fort de vous
    J'en soupirai quatre coups,
    Et j'en eus la goutte crampe.
    Étampe et crampe vraiment
    Riment admirablement.
    ....
    Nous trouvâmes près Sercote
    (Cas étrange et vrai pourtant)
    Des boeufs qu'on voyait broutant
    Dessus le haut d'une motte,
    Et plus bas quelques cochons
    Et bon nombre de moutons, etc.
    VOITURE, chanson sur l'air du branle de Metz.
    La fameuse Lettre de la carpe au brochet, et qui lui fit tant de réputation, n'est-elle pas une plaisanterie trop poussée, trop longue, et en quelques endroits trop peu naturelle ? n'est-ce pas un mélange de finesse et de grossièreté, de vrai et de faux ? Fallait-il dire au grand Condé, nommé le brochet dans une société de la cour, qu'à son nom " les baleines du Nord suaient à grosses gouttes, " et que les gens de l'empereur pensaient le frire et le manger avec un grain de sel ?
    Est-ce un bon goût d'écrire tant de lettres, seulement pour montrer un peu de cet esprit qui consiste en jeux de mots et en pointes ?
    N'est-on pas révolté quand Voiture dit au grand Condé, sur la prise de Dunkerque: " Je crois que vous prendriez la lune avec les dents ! "
    Il semble que ce faux goût fut inspiré à Voiture par le Marini, qui était venu en France avec la reine Marie de Médicis. Voiture et Costar le citent très souvent dans leurs lettres comme un modèle. Ils admirent sa description de la rose, fille d'avril, vierge et reine, assise sur un trône épineux, tenant majestueusement le sceptre des fleurs, ayant pour courtisans et pour ministres la famille lascive des zéphyrs, et portant la couronne d'or et le manteau d'écarlate.
    " Bella figlia d'aprile,
    Verginella e reina,
    Su lo spinoso trono
    Del verde cespo assisa,
    De' fior lo scettro in maestà sostiene
    E corteggiata intorno
    Da lasciva famiglia
    Di Zefiri ministri,
    Porta d'or' la corona e d'ostro il manto. "
    Voiture cite avec complaisance, dans sa trente-cinquième lettre à Costar, l'atome sonnant du Marini, la voix emplumée, le souffle vivant vêtu de plumes, la plume sonore, le chant ailé, le petit esprit d'harmonie caché dans de petites entrailles, et tout cela pour dire un rossignol.
    " Una voce pennuta, un suon volante,
    E vestito di penne, un vivo fiato,
    Una piuma canora, un canto alato,
    Un spiritel' che d'armonia composto
    Vive in si anguste viscere nascosto. "
    Balzac avait un mauvais goût tout contraire; il écrivait des lettres familières avec une étrange emphase. Il écrit au cardinal de La Valette que, ni dans les déserts de la Libye ni dans les abîmes de la mer, il n'y eut jamais un si furieux monstre que la sciatique; et que si les tyrans dont la mémoire nous est odieuse eussent eu tels instruments de leur cruauté, c'eût été la sciatique que les martyrs eussent endurée pour la religion.
    Ces exagérations emphatiques, ces longues périodes mesurées, si contraires au style épistolaire, ces déclamations fastidieuses, hérissées de grec et de latin, au sujet de deux sonnets assez médiocres qui partageaient la cour et la ville, et sur la pitoyable tragédie d'Hérode infanticide; tout cela était d'un temps où le goût n'était pas encore formé. Cinna même et les Lettres provinciales, qui étonnèrent la nation, ne la dérouillèrent pas encore.
    Les connaisseurs distinguent surtout dans le même homme le temps où son goût était formé, celui où il acquit sa perfection, celui où il tomba en décadence. Quel homme d'un esprit un peu cultivé ne sentira pas l'extrême différence des beaux morceaux de Cinna, et de ceux du même auteur dans ses vingt dernières tragédies ?
    Dis-moi donc, lorsque Othon s'est offert à Camille,
    A-t-il été contraint ? a-t-elle été facile ?
    Son hommage auprès d'elle a-t-il eu plein effet ?
    Comment l'a-t-elle pris, et comment l'a-t-il fait ?
    Est-il parmi les gens de lettres quelqu'un qui ne reconnaisse le goût perfectionné de Boileau dans son Art poétique, et son goût non encore épuré dans sa Satire sur les embarras de Paris, où il peint des chats dans les gouttières ?
    L'un miaule en grondant comme un tigre en furie,
    L'autre roule sa voix comme un enfant qui crie
    Ce n'est pas tout encor, les souris et les rats
    Semblent pour m'éveiller s'entendre avec les chats.
    Satire VI, 7.
    S'il avait vécu alors dans la bonne compagnie, elle lui aurait conseillé d'exercer son talent sur des objets plus dignes d'elle que des chats, des rats, et des souris.
    Comme un artiste forme peu à peu son goût, une nation forme aussi le sien. Elle croupit des siècles entiers dans la barbarie; ensuite il s'élève une faible aurore; enfin le grand jour paraît, après lequel on ne voit plus qu'un long et triste crépuscule.
    Nous convenons tous depuis longtemps que, malgré les soins de François 1er pour faire naître le goût des beaux-arts en France, ce bon goût ne put jamais s'établir que vers le siècle de Louis XIV; et nous commençons à nous plaindre que le siècle présent dégénère.
    Les Grecs du Bas-Empire avouaient que le goût qui régnait du temps de Périclès était perdu chez eux. Le Grecs modernes conviennent qu'ils n'en ont aucun.
    Quintilien reconnaît que le goût des Romains commençait à se corrompre de son temps.
    Nous avons vu à l'article ART DRAMATIQUE combien Lope de Véga se plaignait du mauvais goût des Espagnols.
    Les Italiens s'aperçurent les premiers que tout dégénérait chez eux, quelque temps après leur immortel Seicento, et qu'ils voyaient périr la plupart des arts qu'ils avaient fait naître.
    Addison attaque souvent le mauvais goût de ses compatriotes dans plus d'un genre, soit quand il se moque de la statue d'un amiral en perruque carrée, soit quand il témoigne son mépris pour les jeux de mots employés sérieusement, ou quand il condamne des jongleurs introduits dans les tragédies.
    Si donc les meilleurs esprits d'un pays conviennent que le goût a manqué en certains temps à leur patrie, les voisins peuvent le sentir comme les compatriotes; et de même qu'il est évident que parmi nous tel homme a le goût bon et tel autre mauvais, il peut être évident aussi que de deux nations contemporaines, l'une a un goût rude et grossier, l'autre fin et naturel.
    Le malheur est que quand on prononce cette vérité, on révolte la nation entière dont on parle, comme on cabre un homme de mauvais goût lorsqu'on veut le ramener.
    Le mieux est donc d'attendre que le temps et l'exemple instruisent une nation qui pèche par le goût. C'est ainsi que les Espagnols commencent à réformer leur théâtre, et que les Allemands essaient d'en former un.
DU GOUT PARTICULIER D'UNE NATION.
    Il est des beautés de tous les temps et de tous les pays, mais il est aussi des beautés locales. L'éloquence doit être partout persuasive; la douleur, touchante; la colère, impétueuse; la sagesse, tranquille; mais les détails qui pourront plaire à un citoyen de Londres pourront ne faire aucun effet sur un habitant de Paris; les Anglais tireront plus heureusement leurs comparaisons, leurs métaphores de la marine, que ne feront des Parisiens qui voient rarement des vaisseaux. Tout ce qui tiendra de près à la liberté d'un Anglais, à ses droits, à ses usages, fera plus d'impression sur lui que sur un Français.
    La température du climat introduira dans un pays froid et humide un goût d'architecture, d'ameublements, de vêtements, qui sera fort bon, et qui ne pourra être reçu à Rome, en Sicile.
    Théocrite et Virgile ont dû vanter l'ombrage et la fraîcheur des eaux dans leurs églogues: Thomson, dans sa description des saisons, aura dû faire des descriptions toutes contraires.
    Une nation éclairée, mais peu sociable, n'aura point les mêmes ridicules qu'une nation aussi spirituelle, mais livrée à la société jusqu'à l'indiscrétion; et ces deux peuples conséquemment n'auront pas la même espèce de comédie.
    La poésie sera différente chez le peuple qui renferme les femmes, et chez celui qui leur accorde une liberté sans bornes.
    Mais il sera toujours vrai de dire que Virgile a mieux peint ses tableaux que Thomson n'a peint les siens, et qu'il y a eu plus de goût sur les bords du Tibre que sur ceux de la Tamise; que les scènes naturelles du Pastor fido sont incomparablement supérieures aux bergeries de Racan; que Racine et Molière sont des hommes divins à l'égard des auteurs des autres théâtres.
DU GOUT DES CONNAISSEURS.
    En général le goût fin et sûr consiste dans le sentiment prompt d'une beauté parmi des défauts, et d'un défaut parmi des beautés.
    Le gourmet est celui qui discernera le mélange de deux vins, qui sentira ce qui domine dans un mets, tandis que les autres convives n'auront qu'un sentiment confus et égaré.
    Ne se trompe-t-on pas quand on dit que c'est un malheur d'avoir le goût trop délicat, d'être trop connaisseur; qu'alors on est trop choqué des défauts, et trop insensible aux beautés; qu'enfin on perd à être trop difficile ? N'est-il pas vrai au contraire qu'il n'y a véritablement de plaisir que pour les gens de goût ? ils voient, ils entendent, ils sentent ce qui échappe aux hommes moins sensiblement organisés, et moins exercés.
    Le connaisseur en musique, en peinture, en architecture, en poésie, en médailles, etc., éprouve des sensations que le vulgaire ne soupçonne pas; le plaisir même de découvrir une faute le flatte, et lui fait sentir les beautés plus vivement. C'est l'avantage des bonnes vues sur les mauvaises. L'homme de goût a d'autres yeux, d'autres oreilles, un autre tact que l'homme grossier. Il est choqué des draperies mesquines de Raphaël, mais il admire la noble correction de son dessin. Il a le plaisir d'apercevoir que les enfants de Laocoon n'ont nulle proportion avec la taille de leur père; mais tout le groupe le fait frissonner, tandis que d'autres spectateurs sont tranquilles.
    Le célèbre sculpteur , homme de lettres et de génie, qui a fait la statue colossale de Pierre 1er à Pétersbourg, critique avec raison l'attitude du Moïse de Michel-Ange, et sa petite veste serrée qui n'est pas même le costume oriental; en même temps il s'extasie en contemplant l'air de tête.
EXEMPLES DU BON ET DU MAUVAIS GOUT, TIRÉS DES TRAGÉDIES FRANÇAISES ET ANGLAISES.
    Je ne parlerai point ici de quelques auteurs anglais, qui, ayant traduit des pièces de Molière, l'ont insulté dans leurs préfaces, ni de ceux qui de deux tragédies de Racine en ont fait une, et qui l'ont encore chargée de nouveaux incidents, pour se donner le droit de censurer la noble et féconde simplicité de ce grand homme.
    De tous les auteurs qui ont écrit en Angleterre sur le goût, sur l'esprit et l'imagination, et qui ont prétendu à une critique judicieuse, Addison est celui qui a le plus d'autorité: ses ouvrages sont très utiles. On a désiré seulement qu'il n'eût pas trop souvent sacrifié son propre goût au désir de plaire à son parti, et de procurer un prompt débit aux feuilles du Spectateur qu'il composait avec Steele.
    Cependant il a souvent le courage de donner la préférence au théâtre de Paris sur celui de Londres; il fait sentir les défauts de la scène anglaise; et quand il écrivit son Caton, il se donna bien de garde d'imiter le style de Shakespeare. S'il avait su traiter les passions, si la chaleur de son âme eût répondu à la dignité de son style, il aurait réformé sa nation. Sa pièce, étant une affaire de parti, eut un succès prodigieux. Mais quand les factions furent éteintes, il ne resta à la tragédie de Caton que de très beaux vers et de la froideur. Rien n'a plus contribué à l'affermissement de l'empire de Shakespeare. Le vulgaire en aucun pays ne se connaît en beaux vers; et le vulgaire anglais aime mieux des princes qui se disent des injures, des femmes qui se roulent sur la scène, des assassinats, des exécutions criminelles, des revenants qui remplissent le théâtre en foule, des sorciers, que l'éloquence la plus noble et la plus sage.
    Collier a très bien senti les défauts du théâtre anglais; mais étant ennemi de cet art, par une superstition barbare dont il était possédé, il déplut trop à la nation pour qu'elle daignât s'éclairer par lui: il fut haï et méprisé.
    Warburton, évêque de Glocester, a commenté Shakespeare de concert avec Pope; mais son commentaire ne roule que sur les mots. L'auteur des trois volumes des Éléments de critique censure Shakespeare quelquefois; mais il censure beaucoup plus Racine et nos auteurs tragiques.
    Le grand reproche que tous les critiques anglais nous font, c'est que tous nos héros sont des Français, des personnages de roman, des amants tels qu'on en trouve dans Clélie, dans Astrée, et dans Zaïde. L'auteur des Éléments de critique reprend surtout très sévèrement Corneille d'avoir fait parler ainsi César à Cléopâtre:
    C'était pour acquérir un droit si précieux
    Que combattait partout mon bras ambitieux
    Et dans Pharsale même il a tiré l'épée,
    Plus pour le conserver que pour vaincre Pompée.
    Je l'ai vaincu, princesse; et le dieu des combats
    M'y favorisait moins que vos divins appas:
    Ils conduisaient ma main, ils enflaient mon courage
    Cette pleine victoire est leur dernier ouvrage.
    La Mort de Pompée, acte IV, scène III.
    Le critique anglais trouve ces fadeurs ridicules et extravagantes; il a sans doute raison: les Français sensés l'avaient dit avant lui. Nous regardons comme une règle inviolable ces préceptes de Boileau:
    Qu'Achille aime autrement que Tyrcis et Philène
    N'allez pas d'un Cyrus nous faire un Artamène.
    Art poétique, chant III, 99.
    Nous savons bien que César ayant en effet aimé Cléopâtre, Corneille le devait faire parler autrement, et que surtout cet amour est très insipide dans la tragédie de la Mort de Pompée. Nous savons que Corneille, qui a mis de l'amour dans toutes ses pièces, n'a jamais traité convenablement cette passion, excepté dans quelques scènes du Cid imitées de l'espagnol. Mais aussi toutes les nations conviennent avec nous qu'il a déployé un très grand génie, un sens profond, une force d'esprit supérieure dans Cinna, dans plusieurs scènes des Horaces, de Pompée, de Polyeucte, dans la dernière scène de Rodogune.
    Si l'amour est insipide dans presque toutes ses pièces, nous sommes les premiers à le dire; nous convenons tous que ses héros ne sont que des raisonneurs dans ses quinze ou seize derniers ouvrages. Les vers de ces pièces sont durs, obscurs, sans harmonie, sans grâce. Mais s'il s'est élevé infiniment au-dessus de Shakespeare dans les tragédies de son bon temps, il n'est jamais tombé si bas dans les autres; et s'il fait dire malheureusement à César qu'il vient ennoblir, par le titre de captif, le titre de vainqueur à présent effectif, César ne dit point chez lui les extravagances qu'il débite dans Shakespeare. Ses héros ne font point l'amour à Catau comme le roi Henri V; on ne voit point chez lui de prince s'écrier comme Richard II: " O terre de mon royaume ! ne nourris pas mon ennemi; mais que les araignées qui sucent ton venin, et que les lourds crapauds soient sur sa route; qu'ils attaquent ses pieds perfides, qui les foulent de ses pas usurpateurs. Ne produis que de puants chardons pour eux; et quand ils voudront cueillir une fleur sur ton sein, ne leur présente que des serpents en embuscade. "
    On ne voit point chez Corneille un héritier du trône s'entretenir avec un général d'armée, avec ce beau naturel que Shakespeare étale dans le prince de Galles, qui fut depuis le roi Henri IV.
    Le général demande au prince quelle heure il est. Le prince lui répond: " Tu as l'esprit si gras pour avoir bu du vin d'Espagne, pour t'être déboutonné après souper, pour avoir dormi sur un banc après dîner, que tu as oublié ce que tu devrais savoir. Que diable t'importe l'heure qu'il est, à moins que les heures ne soient des tasses de vin, que les minutes ne soient des hachis de chapons, que les cloches ne soient des langues de maquerelles; les cadrans, des enseignes de mauvais lieux; et le soleil lui-même, une fille de joie en taffetas couleur de feu ? "
    Comment Warburton n'a-t-il pas rougi de commenter ces grossièretés infâmes ? travaillait-il pour l'honneur du théâtre et de l'église anglicane ?
RARETÉ DES GENS DE GOUT.
    On est affligé quand on considère, surtout dans les climats froids et humides, cette foule prodigieuse d'hommes qui n'ont pas la moindre étincelle de goût, qui n'aiment aucun des beaux-arts, qui ne lisent jamais, et dont quelques uns feuillettent tout au plus un journal une fois par mois pour être au courant, et pour se mettre en état de parler au hasard des choses dont ils ne peuvent avoir que des idées confuses.
    Entrez dans une petite ville de province, rarement vous y trouverez un ou deux libraires. Il en est qui en sont entièrement privées. Les juges, les chanoines, l'évêque, le subdélégué, l'élu, le receveur du grenier à sel, le citoyen aisé, personne n'a de livres, personne n'a l'esprit cultivé; on n'est pas plus avancé qu'au douzième siècle. Dans les capitales des provinces, dans celles même qui ont des académies, que le goût est rare !
    Il faut la capitale d'un grand royaume pour y établir la demeure du goût; encore n'est-il le partage que du très petit nombre, toute la populace en est exclue. Il est inconnu aux familles bourgeoises, où l'on est continuellement occupé du soin de sa fortune, des détails domestiques, et d'une grossière oisiveté, amusée par une partie de jeu. Toutes les places qui tiennent à la judicature, à la finance, au commerce, ferment la porte aux beaux-arts. C'est la honte de l'esprit humain que le goût, pour l'ordinaire, ne s'introduise que chez l'oisiveté opulente. J'ai connu un commis des bureaux de Versailles, né avec beaucoup d'esprit, qui disait: Je suis bien malheureux, je n'ai pas le temps d'avoir du goût.
    Dans une ville telle que Paris, peuplée de plus de six cent mille personnes, je ne crois pas qu'il y en ait trois mille qui aient le goût des beaux-arts. Qu'on représente un chef-d'oeuvre dramatique, ce qui est si rare, et qui doit l'être, on dit, Tout Paris est enchanté; mais on en imprime trois mille exemplaires tout au plus.
    Parcourez aujourd'hui l'Asie, l'Afrique, la moitié du Nord; où verrez-vous le goût de l'éloquence, de la poésie, de la peinture, de la musique ? Presque tout l'univers est barbare.
    Le goût est donc comme la philosophie; il appartient à un très petit nombre d'âmes privilégiées.
    Le grand bonheur de la France fut d'avoir dans Louis XIV un roi qui était né avec du goût.
    ".... Pauci, quos aequus amavit
    Jupiter, aut ardens evexit ad aethera virtus,
    Dis geniti, potuere.... "
    VIRG., Aen., VI, 129-131.
    C'est en vain qu'Ovide (Métam. I, 86) a dit que Dieu nous créa pour regarder le ciel: Erectos ad sidera tollere vultus; les hommes sont presque tous courbés vers la terre.
    Pourquoi une statue informe, un mauvais tableau où les figures sont estropiées, n'ont-ils jamais passé pour des chefs-d'oeuvre ? Pourquoi jamais une maison chétive et sans aucune proportion n'a-t-elle été regardée comme un beau monument d'architecture ? D'où vient qu'en musique des sons aigres et discordants n'ont flatté l'oreille de personne, et que cependant de très mauvaises tragédies barbares, écrites dans un style d'allobroge, ont réussi, même après les scènes sublimes qu'on trouve dans Corneille, et les tragédies touchantes de Racine, et le peu de pièces bien écrites qu'on peut avoir eues depuis cet élégant poète ? Ce n'est qu'au théâtre qu'on voit quelquefois réussir des ouvrages détestables, soit tragiques, soit comiques.
    Quelle en est la raison ? C'est que l'illusion ne règne qu'au théâtre; c'est que le succès y dépend de deux ou trois acteurs, quelquefois d'un seul, et surtout d'une cabale qui fait tous ses efforts, tandis que les gens de goût n'en font aucun. Cette cabale subsiste souvent une génération entière. Elle est d'autant plus active, que son but est bien moins d'élever un auteur que d'en abaisser un autre. Il faut un siècle pour mettre aux choses leur véritable prix dans ce seul genre.
    Ce sont les gens de goût seuls qui gouvernent à la longue l'empire des arts. Le Poussin fut obligé de sortir de France pour laisser la place à un mauvais peintre. Le Moine se tua de désespoir. Vanloo fut prêt d'aller exercer ailleurs ses talents. Les connaisseurs seuls les ont mis tous trois à leur place. On voit souvent en tout genre les plus mauvais ouvrages avoir un succès prodigieux. Les solécismes, les barbarismes, les sentiments les plus faux, l'ampoulé le plus ridicule, ne sont pas sentis pendant un temps, parce que la cabale et le sot enthousiasme du vulgaire causent une ivresse qui ne sent rien. Les connaisseurs seuls ramènent à la longue le public, et c'est la seule différence qui existe entre les nations les plus éclairées et les plus grossières; car le vulgaire de Paris n'a rien au-dessus d'un autre vulgaire; mais il y a dans Paris un nombre assez considérable d'esprits cultivés pour mener la foule. Cette foule se conduit presque en un moment dans les mouvements populaires; mais il faut plusieurs années pour fixer son goût dans les arts.

Dictionnaire philosophique de Voltaire. 2014.

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  • Gout — [gu:] der; s, s <aus gleichbed. fr. goût, dies aus lat. gustus »das Kosten«> Geschmack, Wohlgefallen; vgl. ↑Hautgout …   Das große Fremdwörterbuch

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