GOUVERNEMENT

GOUVERNEMENT
SECTION PREMIÈRE.
    Il faut que le plaisir de gouverner soit bien grand, puisque tant de gens veulent s'en mêler. Nous avons beaucoup plus de livres sur le gouvernement qu'il n'y a de princes sur la terre. Que Dieu me préserve ici d'enseigner les rois, et messieurs leurs ministres, et messieurs leurs valets-de-chambre, et messieurs leurs confesseurs, et messieurs leurs fermiers-généraux ! Je n'y entends rien, je les révère tous. Il n'appartient qu'à M. Wilkes de peser dans sa balance anglaise ceux qui sont à la tête du genre humain. De plus, il serait bien étrange qu'avec trois ou quatre mille volumes sur le gouvernement; avec Machiavel, et la Politique de l'Écriture sainte par Bossuet; avec le Citoyen financier, le Guidon des finances, le Moyen d'enrichir un État, etc., il y eût encore quelqu'un qui ne sût pas parfaitement tous les devoirs des rois et l'art de conduire les hommes.
    Le professeur Puffendorf , ou le baron Puffendorf, dit que le roi David, ayant juré de ne jamais attenter à la vie de Seméi son conseiller privé, ne trahit point son serment quand il ordonna (selon l'histoire juive) à son fils Salomon de faire assassiner Seméi, " parce que David ne s'était engagé que pour lui seul à ne pas tuer Seméi. " Le baron, qui réprouve si hautement les restrictions mentales des jésuites, en permet une ici à l'oint David, qui ne sera pas du goût des conseillers d'État.
    Pesez les paroles de Bossuet dans sa Politique de l'Écriture sainte à monseigneur le dauphin. " Voilà donc la royauté attachée par succession à la maison de David et de Salomon, et le trône de David est affermi à jamais (quoique ce petit escabeau appelé trône ait très peu duré). En vertu de cette loi, l'aîné devait succéder au préjudice de ses frères; c'est pourquoi Adonias, qui était l'aîné, dit à Bethsabée, mère de Salomon: Vous savez que le royaume était à moi, et tout Israël m'avait reconnu; mais le Seigneur a transféré le royaume à mon frère Salomon. " Le droit d'Adonias était incontestable; Bossuet le dit expressément à la fin de cet article. Le Seigneur a transféré n'est qu'une expression ordinaire, qui veut dire, j'ai perdu mon bien, on m'a enlevé mon bien. Adonias était né d'une femme légitime; la naissance de son cadet n'était que le fruit d'un double crime.
    " A moins donc, dit Bossuet, qu'il n'arrivât quelque chose d'extraordinaire, l'aîné devait succéder. " Or cet extraordinaire fut que Salomon, né d'un mariage fondé sur un double adultère et sur un meurtre, fit assassiner au pied de l'autel son frère aîné, son roi légitime, dont les droits étaient soutenus par le pontife Abiathar et par le général Joab. Après cela, avouons qu'il est plus difficile qu'on ne pense de prendre des leçons du droit des gens et du gouvernement dans l'Écriture sainte, donnée aux Juifs, et ensuite à nous, pour des intérêts plus sublimes.
    " Que le salut du peuple soit la loi suprême: " telle est la maxime fondamentale des nations; mais on fait consister le salut du peuple à égorger une partie des citoyens dans toutes les guerres civiles. Le salut d'un peuple est de tuer ses voisins et de s'emparer de leurs biens dans toutes les guerres étrangères. Il est encore difficile de trouver là un droit des gens bien salutaire, et un gouvernement bien favorable à l'art de penser et à la douceur de la société.
    Il y a des figures de géométrie très régulières et parfaites en leur genre; l'arithmétique est parfaite; beaucoup de métiers sont exercés d'une manière toujours uniforme et toujours bonne: mais pour le gouvernement des hommes, peut-il jamais en être un bon, quand tous sont fondés sur des passions qui se combattent ?
    Il n'y a jamais eu de couvents de moines sans discorde; il est donc impossible qu'elle ne soit dans les royaumes. Chaque gouvernement est non seulement comme les couvents, mais comme les ménages: il n'y en a point sans querelles; et les querelles de peuple à peuple, de prince à prince, ont toujours été sanglantes: celles des sujets avec leurs souverains n'ont pas quelquefois été moins funestes: comment faut-il faire ? ou risquer, ou se cacher.
SECTION II.
    Plus d'un peuple souhaite une constitution nouvelle: les Anglais voudraient changer de ministres tous les huit jours; mais ils ne voudraient pas changer la forme de leur gouvernement.
    Les Romains modernes sont tous fiers de l'église de Saint-Pierre, et de leurs anciennes statues grecques; mais le peuple voudrait être mieux nourri, mieux vêtu, dût-il être moins riche en bénédictions: les pères de famille souhaiteraient que l'Église eût moins d'or, et qu'il y eût plus de blé dans leurs greniers; ils regrettent le temps où les apôtres allaient à pied, et où les citoyens romains voyageaient de palais en palais en litière.
    On ne cesse de nous vanter les belles républiques de la Grèce: il est sûr que les Grecs aimeraient mieux le gouvernement des Périclès et des Démosthène que celui d'un bacha; mais dans leurs temps les plus florissants ils se plaignaient toujours; la discorde, la haine, étaient au-dehors entre toutes les villes, et au-dedans dans chaque cité. Ils donnaient des lois aux anciens Romains qui n'en avaient pas encore; mais les leurs étaient si mauvaises qu'ils les changèrent continuellement.
    Quel gouvernement que celui où le juste Aristide était banni, Phocion mis à mort, Socrate condamné à la ciguë, après avoir été berné par Aristophane; où l'on voit les Amphictyons livrer imbécilement la Grèce à Philippe, parce que les Phocéens avaient labouré un champ qui était du domaine d'Apollon ! mais le gouvernement des monarchies voisines était pire.
    Puffendorf promet d'examiner quelle est la meilleure forme de gouvernement: il vous dit " que plusieurs prononcent en faveur de la monarchie, et d'autres, au contraire, se déchaînent furieusement contre les rois; et qu'il est hors de son sujet d'examiner en détail les raisons de ces derniers. "
    Si quelque lecteur malin attend ici qu'on lui en dise plus que Puffendorf, il se trompera beaucoup.
    Un Suisse, un Hollandais, un noble Vénitien, un pair d'Angleterre, un cardinal, un comte de l'empire, disputaient un jour en voyage sur la préférence de leurs gouvernements; personne ne s'entendit, chacun demeura dans son opinion sans en avoir une bien certaine; et ils s'en retournèrent chez eux sans avoir rien conclu, chacun louant sa patrie par vanité, et s'en plaignant par sentiment.
    Quelle est donc la destinée du genre humain ! presque nul grand peuple n'est gouverné par lui-même.
    Partez de l'Orient pour faire le tour du monde: le Japon a fermé ses ports aux étrangers, dans la juste crainte d'une révolution affreuse.
    La Chine a subi cette révolution; elle obéit à des Tartares moitié Mantchoux, moitié Huns; l'Inde, à des Tartares Mogols. L'Euphrate, le Nil, l'Oronte, la Grèce, l'Épire, sont encore sous le joug des Turcs. Ce n'est point une race anglaise qui règne en Angleterre; c'est une famille allemande, qui a succédé à un prince hollandais, et celui-ci à une famille écossaise, laquelle avait succédé à une famille angevine, qui avait remplacé une famille normande, qui avait chassé une famille saxonne et usurpatrice. L'Espagne obéit à une famille française, qui succéda à une race autrichienne; cette autrichienne à des familles qui se vantaient d'être Visigothes; ces Visigoths avaient été chassés longtemps par des Arabes, après avoir succédé aux Romains, qui avaient chassé les Carthaginois.
    La Gaule obéit à des Francs, après avoir obéi à des préfets romains.
    Les mêmes bords du Danube ont appartenu aux Germains, aux Romains, aux Abares, aux Slaves, aux Bulgares, aux Huns, à vingt familles différentes, et presque toutes étrangères.
    Et qu'a-t-on vu de plus étranger à Rome que tant d'empereurs nés dans des provinces barbares, et tant de papes nés dans des provinces non moins barbares ? Gouverne qui peut. Et quand on est parvenu à être le maître, on gouverne comme on peut.
SECTION III.
    Un voyageur racontait ce qui suit, en 1769: J'ai vu dans mes courses un pays assez grand et assez peuplé, dans lequel toutes les places s'achètent, non pas en secret et pour frauder la loi comme ailleurs, mais publiquement et pour obéir à la loi. On y met à l'encan le droit de juger souverainement de l'honneur, de la fortune et de la vie des citoyens, comme on vend quelques arpents de terre. Il y a des commissions très importantes dans les armées qu'on ne donne qu'au plus offrant. Le principal mystère de leur religion se célèbre pour trois petits sesterces; et si le célébrant ne trouve point ce salaire, il reste oisif comme un gagne-denier sans emploi.
    Les fortunes dans ce pays ne sont point le prix de l'agriculture; elles sont le résultat d'un jeu de hasard que plusieurs jouent en signant leurs noms, et en faisant passer ces noms de main en main. S'ils perdent, ils rentrent dans la fange dont ils sont sortis, ils disparaissent; s'ils gagnent, ils parviennent à entrer de part dans l'administration publique; ils marient leurs filles à des mandarins, et leurs fils deviennent aussi espèces de mandarins.
    Une partie considérable des citoyens a toute sa subsistance assignée sur une maison qui n'a rien; et cent personnes ont acheté chacune cent mille écus le droit de recevoir et de payer l'argent dû à ces citoyens sur cet hôtel imaginaire; droit dont ils n'usent jamais, ignorant profondément ce qui est censé passer par leurs mains.
    Quelquefois on entend crier par les rues une proposition faite à quiconque a un peu d'or dans sa cassette, de s'en dessaisir pour acquérir un carré de papier admirable, qui vous fera passer sans aucun soin une vie douce et commode. Le lendemain on vous crie un ordre qui vous force à changer ce papier contre un autre qui sera bien meilleur. Le surlendemain on vous étourdit d'un nouveau papier qui annule les deux premiers. Vous êtes ruiné; mais de bonnes têtes vous consolent, en vous assurant que dans quinze jours les colporteurs de la ville vous crieront une proposition plus engageante.
    Vous voyagez dans une province de cet empire, et vous y achetez des choses nécessaires au vêtir, au manger, au boire, au coucher. Passez-vous dans une autre province, on vous fait payer des droits pour toutes ces denrées, comme si vous veniez d'Afrique. Vous en demandez la raison, on ne vous répond point; ou, si l'on daigne vous parler, on vous répond que vous venez d'une province réputée étrangère, et que par conséquent il faut payer pour la commodité du commerce. Vous cherchez en vain à comprendre comment des provinces du royaume sont étrangères au royaume.
    Il y a quelque temps qu'en changeant de chevaux, et me sentant affaibli de fatigue, je demandai un verre de vin au maître de la poste. Je ne saurais vous le donner, me dit-il; les commis à la soif, qui sont en très grand nombre, et tous fort sobres, me feraient payer le trop bu, ce qui me ruinerait. Ce n'est point trop boire, lui dis-je, que de se sustenter d'un verre de vin; et qu'importe que ce soit vous ou moi qui ait avalé ce verre ?
    Monsieur, répliqua-t-il, nos lois sur la soif sont bien plus belles que vous ne pensez. Dès que nous avons fait la vendange, les locataires du royaume nous députent des médecins qui viennent visiter nos caves. Ils mettent à part autant de vin qu'ils jugent à propos de nous en laisser boire pour notre santé. Ils reviennent au bout de l'année; et s'ils jugent que nous avons excédé d'une bouteille l'ordonnance, ils nous condamnent à une forte amende; et pour peu que nous soyons récalcitrants, on nous envoie à Toulon boire de l'eau de la mer. Si je vous donnais le vin que vous me demandez, on ne manquerait pas de m'accuser d'avoir trop bu: vous voyez ce que je risquerais avec les intendants de notre santé.
    J'admirai ce régime; mais je ne fus pas moins surpris lorsque je rencontrai un plaideur au désespoir, qui m'apprit qu'il venait de perdre au-delà du ruisseau le plus prochain le même procès qu'il avait gagné la veille au-deçà. Je sus par lui qu'il y a dans le pays autant de codes différents que de villes. Sa conversation excita ma curiosité. Notre nation est si sage, me dit-il, qu'on n'y a rien réglé. Les lois, les coutumes, les droits des corps, les rangs, les prééminences, tout y est arbitraire, tout y est abandonné à la prudence de la nation.
    J'étais encore dans le pays lorsque ce peuple eut une guerre avec quelques uns de ses voisins. On appelait cette guerre la ridicule, parce qu'il y avait beaucoup à perdre, et rien à gagner. J'allai voyager ailleurs, et je ne revins qu'à la paix. La nation, à mon retour, paraissait dans la dernière misère; elle avait perdu son argent, ses soldats, ses flottes, son commerce. Je dis: Son dernier jour est venu, il faut que tout passe; voilà une nation anéantie: c'est dommage; car une grande partie de ce peuple était aimable, industrieuse, et fort gaie, après avoir été autrefois grossière, superstitieuse, et barbare.
    Je fus tout étonné qu'au bout de deux ans sa capitale et ses principales villes me parurent plus opulentes que jamais; le luxe était augmenté, et on ne respirait que le plaisir. Je ne pouvais concevoir ce prodige. Je n'en ai vu enfin la cause qu'en examinant le gouvernement de ses voisins; j'ai conçu qu'ils étaient tout aussi mal gouvernés que cette nation, et qu'elle était plus industrieuse qu'eux tous.
    Un provincial de ce pays dont je parle se plaignait un jour amèrement de toutes les vexations qu'il éprouvait. Il savait assez bien l'histoire; on lui demanda s'il se serait cru plus heureux il y a cent ans, lorsque dans son pays, alors barbare, on condamnait un citoyen à être pendu pour avoir mangé gras en carême ? il secoua la tête. Aimeriez-vous les temps des guerres civiles qui commencèrent à la mort de François II, ou ceux des défaites de Saint-Quentin et de Pavie, ou les longs désastres des guerres contre les Anglais, ou l'anarchie féodale, et les horreurs de la seconde race, et les barbaries de la première ? A chaque question il était saisi d'effroi. Le gouvernement des Romains lui parut le plus intolérable de tous. Il n'y a rien de pis, disait-il, que d'appartenir à des maîtres étrangers. On en vint enfin aux druides. Ah ! s'écria-t-il, je me trompais; il est encore plus horrible d'être gouverné par des prêtres sanguinaires. Il conclut enfin, malgré lui, que le temps où il vivait était, à tout prendre, le moins odieux.
SECTION IV.
    Un aigle gouvernait les oiseaux de tout le pays d'Ornithie. Il est vrai qu'il n'avait d'autre droit que celui de son bec et de ses serres. Mais enfin, après avoir pourvu à ses repas et à ses plaisirs, il gouverna aussi bien qu'aucun autre oiseau de proie.
    Dans sa vieillesse, il fut assailli par des vautours affamés qui vinrent du fond du Nord désoler toutes les provinces de l'aigle. Parut alors un chat-huant, né dans un des plus chétifs buissons de l'empire, et qu'on avait longtemps appelé lucifugax. Il était rusé; il s'associa avec des chauves-souris; et tandis que les vautours se battaient contre l'aigle, notre hibou et sa troupe entrèrent habilement en qualité de pacificateurs dans l'aire qu'on se disputait.
    L'aigle et les vautours, après une assez longue guerre, s'en rapportèrent à la fin au hibou, qui avec sa physionomie grave sut en imposer aux deux partis.
    Il persuada à l'aigle et aux vautours de se laisser rogner un peu les ongles, et couper le petit bout du bec, pour se mieux concilier ensemble. Avant ce temps le hibou avait toujours dit aux oiseaux, Obéissez à l'aigle; ensuite il avait dit, Obéissez aux vautours. Il dit bientôt, Obéissez à moi seul. Les pauvres oiseaux ne surent à qui entendre; ils furent plumés par l'aigle, le vautour, le chat-huant, et les chauves-souris. Qui habet aures audiat (Saint Matth., XI, 15).
SECTION V.
    " J'ai un grand nombre de catapultes et de balistes des anciens Romains, qui sont à la vérité vermoulues, mais qui pourraient encore servir pour la montre. J'ai beaucoup d'horloges d'eau dont la moitié sont cassées; des lampes sépulcrales, et le vieux modèle en cuivre d'une quinquérème; je possède aussi des toges, des prétextes, des laticlaves en plomb; et mes prédécesseurs ont établi une communauté de tailleurs qui font assez mal des robes d'après ces anciens monuments. A ces causes, à ce nous mouvants, ouï le rapport de notre principal antiquaire, nous ordonnons que tous ces vénérables usages soient en vigueur à jamais, et qu'un chacun ait à se chausser et à penser dans toute l'étendue de nos états comme on se chaussait et comme on pensait du temps de Cnidus Rufillus, propréteur de la province à nous dévolue par le droit de bienséance, etc. "
    On représenta au chauffe-cire qui employait son ministère à sceller cet édit, que tous les engins y spécifiés sont devenus inutiles
    Que l'esprit et les arts se perfectionnent de jour en jour; qu'il faut mener les hommes par les brides qu'ils ont aujourd'hui, et non par celles qu'ils avaient autrefois
    Que personne ne monterait sur les quinquérèmes de son altesse sérénissime
    Que ses tailleurs auraient beau faire des laticlaves, qu'on n'en achèterait pas un seul; et qu'il était digne de sa sagesse de condescendre un peu à la manière de penser actuelle des honnêtes gens de son pays.
    Le chauffe-cire promit d'en parler à un clerc, qui promit de s'en expliquer au référendaire, qui promit d'en dire un mot à son altesse sérénissime quand l'occasion pourrait s'en présenter.
SECTION VI.
Tableau du gouvernement anglais.
    C'est une chose curieuse de voir comment un gouvernement s'établit. Je ne parlerai pas ici du grand Tamerlan, ou Timurleng, parce que je ne sais pas bien précisément quel est le mystère du gouvernement du Grand-Mogol. Mais nous pouvons voir plus clair dans l'administration de l'Angleterre: et j'aime mieux examiner cette administration que celle de l'Inde; attendu qu'on dit qu'il y a des hommes en Angleterre, et point d'esclaves; et que dans l'Inde on trouve, à ce qu'on prétend, beaucoup d'esclaves, et très peu d'hommes.
    Considérons d'abord un bâtard normand qui se met en tête d'être roi d'Angleterre. Il y avait autant de droit que saint Louis en eut depuis sur le Grand-Caire. Mais saint Louis eut le malheur de ne pas commencer par se faire adjuger juridiquement l'Égypte en cour de Rome; et Guillaume-le-Bâtard ne manqua pas de rendre sa cause légitime et sacrée, en obtenant du pape Alexandre II un arrêt qui assurait son bon droit, sans même avoir entendu la partie adverse, et seulement en vertu de ces paroles: " Tout ce que tu auras lié sur la terre sera lié dans les cieux. " Son concurrent Harold, roi très légitime, étant ainsi lié par un arrêt émané des cieux, Guillaume joignit à cette vertu du siége universel une vertu un peu plus forte, ce fut la victoire d'Hastings. Il régna donc par le droit du plus fort, ainsi qu'avaient régné Pepin et Clovis en France, les Goths et les Lombards en Italie, les Visigoths et ensuite les Arabes en Espagne, les Vandales en Afrique, et tous les rois de ce monde les uns après les autres.
    Il faut avouer encore que notre bâtard avait un aussi juste titre que les Saxons et les Danois, qui en avaient possédé un aussi juste que celui des Romains. Et le titre de tous ces héros était celui des voleurs de grand chemin, ou bien, si vous voulez, celui des renards et des fouines quand ces animaux font des conquêtes dans les basses-cours.
    Tous ces grands hommes étaient si parfaitement voleurs de grand chemin, que depuis Romulus jusqu'aux flibustiers, il n'est question que de dépouilles opimes, de butin, de pillage, de vaches et de boeufs volés à main armée. Dans la fable, Mercure vole les vaches d'Apollon; et dans l'Ancien Testament, le prophète Isaïe donne le nom de voleur au fils que sa femme va mettre au monde, et qui doit être un grand type. Il l'appelle Maher-salal-has-bas, partagez vite les dépouilles. Nous avons déjà remarqué que les noms de soldat et de voleur étaient souvent synonymes.
    Voilà bientôt Guillaume roi de droit divin. Guillaume-le-Roux, qui usurpa la couronne sur son frère aîné, fut aussi roi de droit divin sans difficulté; et ce même droit divin appartint après lui à Henri, le troisième usurpateur.
    Les barons normands, qui avaient concouru à leurs dépens à l'invasion de l'Angleterre, voulaient des récompenses: il fallut bien leur en donner, les faire grands-vassaux, grands-officiers de la couronne; ils eurent les plus belles terres. Il est clair que Guillaume aurait mieux aimé garder tout pour lui, et faire de tous ces seigneurs ses gardes et ses estafiers; mais il aurait trop risqué. Il se vit donc obligé de partager.
    A l'égard des seigneurs anglo-saxons, il n'y avait pas moyen de les tuer tous, ni même de les réduire tous à l'esclavage. On leur laissa chez eux la dignité de seigneurs châtelains. Ils relevèrent des grands-vas-saux normands, qui relevaient de Guillaume.
    Par là tout était contenu dans l'équilibre, jusqu'à la première querelle.
    Et le reste de la nation, que devint-il ? ce qu'étaient devenus presque tous les peuples de l'Europe, des serfs, des vilains.
    Enfin, après la folie des croisades, les princes ruinés vendent la liberté à des serfs de glèbe, qui avaient gagné quelque argent par le travail et par le commerce; les villes sont affranchies; les communes ont des privilèges; les droits des hommes renaissent de l'anarchie même.
    Les barons étaient partout en dispute avec leur roi, et entre eux. La dispute devenait partout une petite guerre intestine, composée de cent guerres civiles. C'est de cet abominable et ténébreux chaos que sortit encore une faible lumière qui éclaira les communes, et qui rendit leur destinée meilleure.
    Les rois d'Angleterre étant eux-mêmes grands-vas-saux de France pour la Normandie, ensuite pour la Guienne et pour d'autres provinces, prirent aisément les usages des rois dont ils relevaient. Les états-généraux furent longtemps composés, comme en France, des barons et des évêques.
    La cour de chancellerie anglaise fut une imitation du conseil d'État auquel le chancelier de France préside. La cour du banc du roi fut créée sur le modèle du parlement institué par Philippe-le-Bel. Les plaids communs étaient comme la juridiction du châtelet. La cour de l'échiquier ressemblait à celle des généraux des finances, qui est devenue en France la cour des aides.
    La maxime, que le domaine royal est inaliénable, fut encore une imitation visible du gouvernement français.
    Le droit du roi d'Angleterre, de faire payer sa rançon par ses sujets, s'il était prisonnier de guerre; celui d'exiger un subside quand il mariait sa fille aînée, et quand il faisait son fils chevalier; tout cela rappelait les anciens usages d'un royaume dont Guillaume était le premier vassal.
    A peine Philippe-le-Bel a-t-il rappelé les communes aux états-généraux, que le roi d'Angleterre Édouard en fait autant pour balancer la grande puissance des barons: car c'est sous le règne de ce prince que la convocation de la chambre des communes est bien constatée.
    Nous voyons donc, jusqu'à cette époque du quatorzième siècle, le gouvernement anglais suivre pas à pas celui de la France. Les deux Églises sont entièrement semblables; même assujettissement à la cour de Rome; mêmes exactions dont on se plaint, et qu'on finit toujours par payer à cette cour avide; mêmes querelles plus ou moins fortes; mêmes excommunications; mêmes donations aux moines; même chaos; même mélange de rapines sacrées, de superstitions et de barbarie.
    La France et l'Angleterre ayant donc été administrées si longtemps sur les mêmes principes, ou plutôt sans aucun principe, et seulement par des usages tout semblables, d'où vient qu'enfin ces deux gouvernements sont devenus aussi différents que ceux de Maroc et de Venise ?
    N'est-ce point que, l'Angleterre étant une île, le roi n'a pas besoin d'entretenir continuellement une forte armée de terre, qui serait plutôt employée contre la nation que contre les étrangers ?
    N'est-ce point qu'en général les Anglais ont dans l'esprit quelque chose de plus ferme, de plus réfléchi, de plus opiniâtre, que quelques autres peuples ?
    N'est-ce point par cette raison que, s'étant toujours plaints de la cour de Rome, ils en ont entièrement secoué le joug honteux, tandis qu'un peuple plus léger l'a porté en affectant d'en rire, et en dansant avec ses chaînes ?
    La situation de leur pays, qui leur a rendu la navigation nécessaire, ne leur a-t-elle pas donné aussi des moeurs plus dures ?
    Cette dureté de moeurs, qui a fait de leur île le théâtre de tant de sanglantes tragédies, n'a-t-elle pas contribué aussi à leur inspirer une franchise généreuse ?
    N'est-ce pas ce mélange de leurs qualités contraires qui a fait couler tant de sang royal dans les combats et sur les échafauds, et qui n'a jamais permis qu'ils employassent le poison dans leurs troubles civils, tandis qu'ailleurs, sous un gouvernement sacerdotal, le poison était une arme si commune?
    L'amour de la liberté n'est-il pas devenu leur caractère dominant, à mesure qu'ils ont été plus éclairés et plus riches ? Tous les citoyens ne peuvent être également puissants, mais ils peuvent tous être également libres; et c'est ce que les Anglais ont obtenu enfin par leur constance.
    être libre, c'est ne dépendre que des lois. Les Anglais ont donc aimé les lois, comme les pères aiment leurs enfants parce qu'ils les ont faits, ou qu'ils ont cru les faire.
    Un tel gouvernement n'a pu être établi que très tard, parce qu'il a fallu longtemps combattre des puissances respectées: la puissance du pape, la plus terrible de toutes, puisqu'elle était fondée sur le préjugé et sur l'ignorance; la puissance royale, toujours prête à se déborder, et qu'il fallait contenir dans ses bornes; la puissance du baronnage, qui était une anarchie; la puissance des évêques, qui, mêlant toujours le profane au sacré, voulurent l'emporter sur le baronnage et sur les rois.
    Peu à peu la chambre des communes est devenue la digue qui arrête tous ces torrents.
    La chambre des communes est véritablement la nation, puisque le roi, qui est le chef, n'agit que pour lui, et pour ce qu'on appelle sa prérogative; puisque les pairs ne sont en parlement que pour eux; puisque les évêques n'y sont de même que pour eux; mais la chambre des communes y est pour le peuple, puisque chaque membre est député du peuple. Or ce peuple est au roi comme environ huit millions sont à l'unité. Il est aux pairs et aux évêques comme huit millions sont à deux cents tout au plus. Et les huit millions de citoyens libres sont représentés par la chambre basse.
    De cet établissement, en comparaison duquel la république de Platon n'est qu'un rêve ridicule, et qui semblerait inventé par Locke, par Newton, par Halley, ou par Archimède, il est né des abus affreux, et qui font frémir la nature humaine. Les frottements inévitables de cette vaste machine l'ont presque détruite du temps de Fairfax et de Cromwell. Le fanatisme absurde s'était introduit dans ce grand édifice comme un feu dévorant qui consume un beau bâtiment qui n'est que de bois.
    Il a été rebâti de pierre du temps de Guillaume d'Orange. La philosophie a détruit le fanatisme, qui ébranle les états les plus fermes. Il est à croire qu'une constitution qui a réglé les droits du roi, des nobles, et du peuple, et dans laquelle chacun trouve sa sûreté, durera autant que les choses humaines peuvent durer.
    Il est à croire aussi que tous les états qui ne sont pas fondés sur de tels principes éprouveront des révolutions.
    Voici à quoi la législation anglaise est enfin parvenue: à remettre chaque homme dans tous les droits de la nature, dont ils sont dépouillés dans presque toutes les monarchies. Ces droits sont, liberté entière de sa personne, de ses biens; de parler à la nation par l'organe de sa plume; de ne pouvoir être jugé en matière criminelle que par un jury formé d'hommes indépendants; de ne pouvoir être jugé en aucun cas que suivant les termes précis de la loi; de professer en paix quelque religion qu'on veuille, en renonçant aux emplois dont les seuls anglicans peuvent être pourvus. Cela s'appelle des prérogatives. Et en effet, c'est une très grande et très heureuse prérogative par-dessus tant de nations, d'être sûr en vous couchant que vous vous réveillerez le lendemain avec la même fortune que vous possédiez la veille; que vous ne serez pas enlevé des bras de votre femme, de vos enfants, au milieu de la nuit, pour être conduit dans un donjon ou dans un désert; que vous aurez, en sortant du sommeil, le pouvoir de publier tout ce que vous pensez; que si vous êtes accusé, soit pour avoir mal agi, ou mal parlé, ou mal écrit, vous ne serez jugé que suivant la loi. Cette prérogative s'étend sur tout ce qui aborde en Angleterre. Un étranger y jouit de la même liberté de ses biens et de sa personne; et s'il est accusé, il peut demander que la moitié des jurés soit composée d'étrangers.
    J'ose dire que si on assemblait le genre humain pour faire des lois, c'est ainsi qu'on les ferait pour sa sûreté. Pourquoi donc ne sont-elles pas suivies dans les autres pays ? n'est-ce pas demander pourquoi les cocos mûrissent aux Indes et ne réussissent point à Rome ? Vous répondez que ces cocos n'ont pas toujours mûri en Angleterre; qu'ils n'y ont été cultivés que depuis peu de temps; que la Suède en a élevé à son exemple pendant quelques années, et qu'ils n'ont pas réussi; que vous pourriez faire venir de ces fruits dans d'autres provinces, par exemple en Bosnie, en Servie. Essayez donc d'en planter.
    Et surtout, pauvre homme, si vous êtes bacha, effendi ou mollah, ne soyez pas assez imbécilement barbare pour resserrer les chaînes de votre nation. Songez que plus vous appesantirez le joug, plus vos enfants, qui ne seront pas tous bachas, seront esclaves. Quoi ! malheureux, pour le plaisir d'être tyran subalterne pendant quelques jours, vous exposez toute votre postérité à gémir dans les fers ! Oh qu'il est aujourd'hui de distance entre un Anglais et un Bosniaque !
SECTION VII.
SECTION VIII.
    Vous savez, mon cher lecteur, qu'en Espagne, vers les côtes de Malaga, on découvrit du temps de Philippe II une petite peuplade jusqu'alors inconnue, cachée au milieu des montagnes de las Alpuxarras; vous savez que cette chaîne de rochers inaccessibles est entrecoupée de vallées délicieuses; vous n'ignorez pas que ces vallées sont cultivées encore aujourd'hui par des descendants des Maures, qu'on a forcés pour leur bonheur à être chrétiens, ou du moins à le paraître.
    Parmi ces Maures, comme je vous le disais, il y avait sous Philippe II une nation peu nombreuse qui habitait une vallée, à laquelle on ne pouvait parvenir que par des cavernes. Cette vallée est entre Pitos et Portugos; les habitants de ce séjour ignoré étaient presque inconnus des Maures mêmes; ils parlaient une langue qui n'était ni l'espagnole, ni l'arabe, et qu'on crut être dérivée de l'ancien carthaginois.
    Cette peuplade s'était peu multipliée. On a prétendu que la raison en était que les Arabes leurs voisins, et avant eux les Africains, venaient prendre les filles de ce canton.
    Ce peuple chétif, mais heureux, n'avait jamais entendu parler de la religion chrétienne, ni de la juive; connaissait médiocrement celle de Mahomet, et n'en faisait aucun cas. Il offrait de temps immémorial du lait et des fruits à une statue d'Hercule: c'était là toute sa religion. Du reste, ces hommes ignorés vivaient dans l'indolence et dans l'innocence. Un familier de l'inquisition les découvrit enfin. Le grand-inquisiteur les fit tous brûler; c'est le seul événement de leur histoire.
    Les motifs sacrés de leur condamnation furent qu'ils n'avaient jamais payé d'impôt, attendu qu'on ne leur en avait jamais demandé, et qu'ils ne connaissaient point la monnaie; qu'ils n'avaient point de bible, vu qu'ils n'entendaient point le latin; et que personne n'avait pris la peine de les baptiser. On les déclara sorciers et hérétiques; ils furent tous revêtus du san-benito, et grillés en cérémonie.
    Il est clair que c'est ainsi qu'il faut gouverner les hommes: rien ne contribue davantage aux douceurs de la société.

Dictionnaire philosophique de Voltaire. 2014.

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